Jules Prodolliet artiste peintre vivant en Suisse se concentre chaque mois sur un aspect formel ou stylistique spécifique de l’œuvre d’un peintre contemporain. L’objectif est d’analyser comment cet artiste continue, modifie ou renouvelle des approches initiées par ses prédécesseurs dans l’histoire de l’art, en particulier dans le domaine de la peinture.


Dans cet article nous nous intéresserons aux représentations picturales de la ronde dans l’histoire de l’art, cette danse millénaire consistant à tracer collectivement un mouvement circulaire. Nous verrons que les significations qui s’y rattachent sont multiples et que cette danse n’a pas toujours été synonyme de cette gaieté et de cet amusement que nous percevons aujourd’hui en elle.

Les premières traces que nous avons de représentations de danses collectives remontent à l’époque néolithique. Peinte il y’a 8000 ans, la paroi de La Roche des Maures située en Catalogne montre des humanoïdes s’agitant main dans la main. 

Roche des Maures, Catalogne, 6000 ans av- J-C.

Alors que les danses primitives restent peu documentées, il faut attendre l’Antiquité, les récits d’Homère et les nombreuses poteries antiques représentants des danses vouées aux divinités pour que se fonde une documentation sérieuse de la danse. Ces sources nous montrent qu’en tant que pratique sociale, la danse fait depuis longtemps partie intégrante de la vie humaine. 

Amphore, 6ème siècle av. J-C (env. il y’a 2600 ans)

Demandant peu de technique, la ronde, en tant que mouvement collectif primaire, a certainement dû faire partie des premières danses de l’humanité. Pour Suzanne Manot, « Dès l’origine, on trouve dans les danses, quelles qu’elles soient, les formes de danses rondes ou en ellipse, la marche, la contre-marche, les sautillements, les martèlements et tourbillonnements qui sont les gestes et déplacements initiaux de la danse. » (La danse à l’époque romane, Suzanne Manot, 1980).

Jusqu’à la fin du Moyen-Âge, comme le montre encore cette ronde des anges peinte par Fra Angelico sur la partie gauche du Jugement dernier en 1431, les illustrations de danses s’inscrivent presque toujours au sein d’une iconographie religieuse. Toutefois, il en existe que peu, probablement en raison de la condamnation qu’en faisait la chrétienté dans ses conciles. 

Fra Angelico, détail, partie gauche du Jugement dernier, tempera sur bois, 105×210 cm, 1431.

Dans les arts, à l’époque de la Renaissance, la danse se désacralise et on voit apparaître des images profanes de cette pratique. Bien qu’inspirées par les danses de la mythologie antique, ces œuvres n’ont en effet pas de rapport direct à une pratique religieuse. Les représentations profanes sont de deux types : soit, comme le tableau de Baldassarre Peruzzi, elles évoquent des mythes ou des célébrations de divinités auxquels le monde monothéïste ne croit plus mais qu’on aime contempler par plaisir de fantasmer un passé mythologique.

Baldassarre Peruzzi, La danse d’Apollon avec les Muses, huile sur panneau de bois, 1514-1523, 35x 78 cm,

Soit, dans un tout autre registre et comme en témoigne l’œuvre de Brueghel le jeune, on assiste à l’avènement de représentations de danses rurales pratiquées par des collectivités villageoises. Ce dernier type de représentations fait partie des premières images montrant des individus comme vous et moi dansant en situation réelle. Pour autant, il est bon de rappeler que les paysans n’ont pas attendu le tableau de Brueghel pour se mettre à danser la ronde. Au Moyen-Âge, on danse aux marchés, pendant les grands travaux agricoles, pour les fêtes du calendrier liturgique, pour les mariages, les baptêmes ou encore même parfois lors des enterrements. Si aujourd’hui nous assimilons une connotation positive à la ronde de Brueghel par le caractère festif et « bon vivant » qui s’en dégage, Brueghel, à son époque, portait néanmoins un regard moqueur sur ses individus d’une classe sociale défavorisée. En atteste le fait que sur d’autres scènes de fêtes villageoises, Brueghel remplace le visage des personnages par celui d’un singe (on nomme d’ailleurs singerie ce genre pictural), animal qui depuis le Moyen-Âge symbolise l’homme stupide ou le pécheur. 

Brueghel le jeune, rue de village avec danse paysanne, huile sur panneau, ,41 x 72 cm, 1627-1629.

Enfin, entre image profane et image sacrée, un autre type de représentation apparaît à la Renaissance, celui des danses macabres. Remontant au XVème siècle, ces scènes présentent généralement plusieurs individus de sexe et de classes différentes, dansant côtes à côtes avec des squelettes qui personnifient la mort. Dans un climat européen de rudes tensions politiques et sociales, porté notamment par la guerre de cent ans et ses mercenaires qui pillent et tuent les paysans, les famines qui en découlent ainsi que l’hécatombe humaine causée par la peste, ces scènes étaient destinées à rappeler aux spectateur.ice.s la fragilité de la vie, son caractère éphémère et vain et le fait que, malgré les différences hiérarchiques profondes qui existaient entre les individus au Moyen-Âge, tous étaient égaux face à la mort. Cela s’avère d’autant plus vrai qu’à cette époque, la médecine est peu développée et qu’à l’inverse d’aujourd’hui où l’accès aux soins est inégalitaire, les privilégié.e.s du Moyen-Âge ne le sont plus devant la maladie. Pour rendre compte du petit coup de pression que devait susciter ce genre de scène, ce qu’écrivait deux siècles plus tôt, en 1236, Gaultier de Coincy est on ne peut plus explicite/ : « La Mort engloutit tout, l’Empereur, et le Pape…Que vaut honneur que vaut richesse…Que puants vers mangeront. ». A la fin du Moyen-Âge, ce type de représentation à tendance à disparaître même si le motif en lui-même sera repris plus tard dans les arts et la littérature comme en témoigne le poème de Baudelaire intitulé Danse Macabre publié en 1857 dans les Fleurs du Mal

Bernt Notke, détail, Danse macabre, huile sur toile, 157 x 750 cm, église Saint Nicolas, Tallinn, 1460.

A la fin du XIXème siècle, on perçoit un regain pictural des danses paysannes et mythologiques. Ces dernières donnent lieu à des représentations très oniriques comme le tableau de Nils Blommér. Ce type de représentation annonce l’importance qui sera donner à la danse au tournant du XXème siècle et plus généralement au mouvement du corps. Les théories sur sa capacité à modifier l’esprit et à « guérir » se multiplient. Jugées essentielles au bon développement de l’enfant, le sport et la rythmique rentreront alors progressivement dans les disciplines scolaires obligatoires dès la toute fin du XIXème siècle.

Natalia Goncharova, ronde, huile sur toile, 100x 133 cm, 1910. 
Nils Blommér, huile sur toile, 115×143 cm, 1850.

On ne peut terminer cet article sans évoquer la toile de Matisse intitulée La Danse. Celle-ci pose les jalons d’une représentation synthétique de la ronde qui sera éminemment reprise par les artistes qui le succéderont. Loin des danses macabres, La Danse célèbre la joie de vivre, la liberté des corps ainsi que leur union dans une même ronde chromatique. Les personnages et le fond y sont peu détaillés, on peine à reconnaitre leur sexe, leur expression faciale et le contexte dans lequel ils évoluent. Cette économie des formes, mêlée à l’emploi d’une gamme de couleurs très restreinte, concentre notre attention sur le mouvement même de la danse. Matisse synthétise ainsi la ronde comme une forme à la fois purement esthétique, au même titre que des motifs décoratifs et symbolique, renvoyant à un état d’extase et d’harmonie entre les êtres.  

Henri Matisse, La Danse (1909-1910), huile sur toile.

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