L’Écho est une série qui explore l’univers des artistes plasticiens en les interrogeant non pas directement sur leur travail, mais sur les références qui les ont nourris et inspirés. Ces influences sont cruciales pour un artiste, car elles enrichissent son œuvre, l’ouvrent à de nouvelles perspectives, et apportent des réponses à des questions qui ont pu être soulevées dans l’histoire de l’art.
UNE ŒUVRE DE L’HISTOIRE DE L’ART IMPORTANTE POUR TOI ?
Je dirais Danse de la vie (1899-1900) d’Edvard Munch. Déjà, j’adore ce titre, et ensuite je trouve que le tableau illustre bien la complexité de la vie psychique et affective : ses sentiments contradictoires, ses joies, ses peines, ses désirs inconciliables. Au centre du tableau, le couple aux visages émaciés m’évoque cette thématique que l’on retrouve souvent dans l’œuvre de Munch, à savoir la difficulté de s’unir à l’autre et les risques que cela comporte malgré l’attraction puissante qu’il exerce sur nous. On dit couramment que la femme en blanc évoque l’insouciance, l’amour, la candeur, et que la femme en noir représente la mort, la fin du désir, la vieillesse. À cette époque, il est fréquent pour les peintres de personnifier certains stades de la vie à travers différentes figures féminines. Un gars comme Klimt le fait aussi dans son tableau Les Trois Âges de la femme. Moi, j’adore ça d’un point de vue esthétique, mais conceptuellement, on pourrait se demander pourquoi ne pas illustrer la candeur, le désir et la mort par des figures masculines ? Bah, la réponse, c’est que l’homme n’est pas candide, qu’il maîtrise complètement ses désirs, et qu’il est éternellement jeune, donc ça ne marche pas, tu vois ?
À l’arrière-plan, il y a aussi ces couples qui tourbillonnent dans une ambiance qui, de prime abord, semble festive. Pourtant, lorsqu’on regarde de près le couple au second plan à droite, on ressent un certain malaise. La femme semble contrainte par l’homme de poursuivre le rythme effréné de la danse, tandis que le visage de l’homme, lui aussi pris dans un mouvement inarrêtable, oscille entre l’extase et la folie.
C’est ça que j’adore chez Munch : les choses ne sont jamais évidentes. Il n’y a pas d’amour pur, de joie pure ; tous ces états sont entremêlés avec des bas-fonds qu’il a explorés toute sa vie en peinture : la maladie, la tristesse, la mort, la folie.
Enfin, d’un point de vue formel, je trouve que le vert du sol est magnifique et contraste merveilleusement bien avec le rouge de la robe du personnage central (tu me diras, évidemment, rouge et vert sont des couleurs complémentaires, mais il existe plusieurs verts et plusieurs rouges, et là, il a trouvé un banger). J’aime beaucoup aussi le fond du tableau : le bleu du ciel et de la mer, qui évoque toute la luminosité d’une nuit d’été scandinave, c’est fou. Enfin, la stylisation de la lune et de son reflet, quasiment une signature des paysages de Munch, est d’une efficacité redoutable selon moi.
UNE ŒUVRE QUI A NOURRI TON TRAVAIL ?
Alors, l’œuvre qui m’inspire beaucoup en ce moment, c’est Merahi metua no Tehamana (1893) de Paul Gauguin. Elle correspond parfaitement à ce que je recherche : une peinture mate, faite d’aplats colorés bien distincts, mais à l’intérieur desquels de légères variations de tons ou de textures viennent donner de la profondeur à la couleur ; une peinture aussi assez bidimensionnelle, plate, sans beaucoup de perspective, mais où l’on ressent tout de même l’espace et l’air circuler.
Dans ce tableau, j’adore le cadrage. La figure occupe une grande place. À la manière d’une statue, elle est posée, bien massive, et on devine son poids. Cette toile est un chef-d’œuvre en termes d’harmonie des couleurs et de jeux de contrastes. Certains sont puissants, comme les bandes blanches sur l’habit bleu du personnage, et d’autres plus subtils, comme ceux sur les statuettes à l’arrière-plan. Comme dans beaucoup de portraits de Gauguin, l’arrière-plan est parsemé de motifs décoratifs, et je trouve leurs formes et leurs couleurs ici particulièrement apaisantes. Bien que dans l’histoire de l’art les arrière-plans aient souvent servi à donner des informations sur le sujet au premier plan, jouant un peu le rôle de « clé de lecture », je le trouve ici simplement beau, purement décoratif et sans prétention. Peu importe qu’on comprenne ce qui est écrit derrière le personnage : ces signes onduleux et leur couleur ocre sont magnifiques.
Et, coup de génie, Gauguin réussit encore à placer une nature morte en bas à gauche du tableau, une nature morte à mi-chemin entre un motif de tapisserie et un tableau inséré dans le tableau. En fait, pour moi, cette toile de Gauguin parvient à opérer la synthèse que je souhaite développer entre un tableau décoratif et un tableau narratif. Malgré la richesse des motifs et le fait que la forme et la couleur du personnage soient pensées comme telles, une émotion émane néanmoins de cette femme. Edvard Munch disait que ses tableaux n’étaient pas conçus pour « faire beau au mur » mais pour exprimer une émotion. Eh bien ici, Gauguin parvient à faire les deux.
UNE RÉFÉRENCE INATTENDUE ?
Alors, je ne sais pas si cette œuvre est totalement dépourvue de lien avec mon travail, car je pourrais broder et trouver des parallèles avec quelques-uns de mes personnages qui, comme ceux de Niki de Saint Phalle, ont des membres difformes et amputés. Mais bon, disons que ce n’est probablement pas la première référence à laquelle on pense en voyant mon travail. Je me suis récemment rendu compte que j’adore voir des sculptures en papier mâché de taille humaine qui mettent en scène des personnages (peu importe leur vraisemblance) dans leur quotidien, en particulier dans des espaces intérieurs, où le décor est fait d’objets banals qui nous accompagnent parfois toute une vie, comme cette table, cette théière, ces tasses, ces dessous de tasse et ce pot de fleurs sculptés par Niki de Saint Phalle.
J’aime beaucoup ces dames. Même amputées d’une main, elles boivent le thé, et cela semble tout à fait normal. L’importante déformation de leur corps n’enlève rien à leur humanité. Au contraire, leur parole semble d’autant plus brute, bien vivante ; on les entendrait presque s’engueuler d’un bout à l’autre de la pièce. Même si leur visage semble comme calciné, ces dames restent pleines de vie. C’est intense.
UNE ŒUVRE QUE TU N’AIMES PAS ?
Alors, j’ai mis cette œuvre, mais en réalité, c’est tout le travail de Nicolas de Staël qui ne m’a jamais vraiment touché. J’aimerais pourtant l’apprécier, car la vie du personnage, son visage, son nom… j’aime déjà tout l’emballage. Mais je n’arrive pas à saisir la profondeur de ces aplats pâteux. Même si je doute de la clarté de cette phrase, je dirais que c’est trop figuratif pour être du bon art abstrait et trop abstrait pour être du bon figuratif. Pourtant, plus je grandis, moins je suis exigeant avec la peinture et l’art en général, allant jusqu’à trouver des qualités à des œuvres qui ne les méritent peut-être pas. Donc, en toute humilité, je fais appel aux amateurs et amatrices de Nicolas de Staël pour qu’ils éduquent mon œil.
UNE DE TES OEUVRES AVEC LAQUELLE TU ES LE PLUS EN ADÉQUATION ?
Alors, je dirais que c’est la dernière toile que j’ai finie. Elle ne me plaît toujours pas, mais elle va dans la bonne direction. Je me sens souvent en adéquation avec les toiles que je commence, car au début d’une toile, tu vois plein de choses apparaître et tu as le luxe de fantasmer un futur chef-d’œuvre. Mais évidemment, quand tu entres dans la toile, que tu commences à devoir faire des choix décisifs, et pire, que tu dois la « finir », eh bien, c’est tout de suite moins glorieux. Tu te confrontes à la dure réalité de l’image que tu as devant toi, et tu dois assumer que, bon, « on en est là ».