Jules Prodolliet artiste peintre vivant en Suisse se concentre chaque mois sur un aspect formel ou stylistique spécifique de l’œuvre d’un peintre contemporain. L’objectif est d’analyser comment cet artiste continue, modifie ou renouvelle des approches initiées par ses prédécesseurs dans l’histoire de l’art, en particulier dans le domaine de la peinture.
L’évolution de la signature : du Moyen-Âge à la Renaissance
Au Moyen-Age, les peintres n’apposaient presque jamais leur signature sur leurs œuvres. A la Renaissance, elle sera d’abord gravée sur les cadres du tableau avant d’apparaitre sur la toile-même, généralement en bas à droite.
L’avènement de la signature sur la toile coïncide avec le passage à la Renaissance du statut d’artisan à celui d’artiste pour certains corps de métiers comme les peintres, les architectes, les sculpteurs et les graveurs. Leur point commun est la maitrise du dessin mais également la capacité à concevoir une image en pensée. Là où les artisans sont des exécutants, les artistes se revendiquent être également des inventeurs.
Pour la sociologue Nathalie Heinich, cette redéfinition de l’artiste est déjà le signe d’une « vocationnalisation » du statut de l’artiste qui, « mettant l’accent sur la vocation, l’inspiration, l’innéité du don ou du talent » trouvera son plein aboutissement au XIXème siècle où l’artiste se devra de posséder également des qualités psychologiques telles que la sincérité, l’authenticité ou encore la passion désintéressée pour son travail.
Dans ce contexte-là, la signature représente donc le symbole de l’artiste créateur en tant que singularité. D’abord conceptuelle, puisqu’il est fréquent que des maîtres de la Renaissance signent des toiles qu’ils n’ont pas intégralement réalisées ; puis totale, en tant que garantie qu’un seul individu ait conçu et façonné l’œuvre en question.
En plus d’être un gage d’authenticité, nous verrons que depuis la Renaissance, la signature et son lettrage offre la possibilité aux artistes d’un jeu formel et conceptuel sur des aspects tels que la calligraphie, l’emplacement de la signature sur la toile ou encore sa couleur.
De l’artisan à l’artiste : une transformation historique
Sur le tableau de Jan Van Eyck Les époux Arnolfini, commande de ces derniers pour attester de leur union, le peintre ne se contente pas de signer comme il écrirait spontanément dans un carnet. Placée juste au-dessus du miroir dans lequel se reflète les deux époux, on a ici à faire à une calligraphie d’exception, à une écriture manuscrite qui se veut décorative et qui cherche donc à travers l’esthétique des lettres, celle du geste même de l’écriture.
Le peintre signe de son nom et ajoute « fuit hic » qui veut dire « était là » au lieu de l’habituel « fecit » (« l’a fait »). Pour certaine.s historien.n.e.s de l’art, ce subtil pas de côté avec l’usage courant place Van Eyck comme témoin privilégié du mariage de deux époux, comme si sa présence et sa peinture certifiaient leur union.
L’impact de l’imprimerie sur les signatures d’artistes
Peu de temps après que ce tableau a été peint, Gutenberg inventait l’imprimerie. Les caractères métalliques de l’impression, moins voluptueux et plus resserrés, voient alors le jour et inspirent les signatures d’artistes comme Dürer.
Au début de sa carrière, Albrecht Dürer signe de son nom et son prénom en écriture manuscrite, avant d’inventer un monogramme « A.D. » qu’il va tout au long de sa vie légèrement modifier.
Ces deux lettres sont stylisées dans le style de l’imprimerie et leur assemblage en une et même entité nous donne à voir parmi les premiers « logos » façonnant une identité visuelle d’un produit à partir des seules initiales de son concepteur ou de sa conceptrice (viendront bien plus tard le « L.V. » de Louis Vuitton, ou le « C.C. » de Coco Channel).
Plus de 300 ans plus tard, Egon Schiele cherchera aussi à inscrire sa signature dans un cadre (littéralement parlant) graphique strict, à la manière d’un tampon de poste pressé fermement sur le papier, comme pour scellé (pensons au seau de cire) une production inaltérable une fois la marque finale déposée par son créateur.
Une signature comme extension de l’œuvre
Plus contemporaine, une signature notoire dans l’histoire de l’art est celle du peintre français Bernard Buffet. Reconnaissable parmi tant d’autres, le peintre écrit son prénom et son nom par de violents traits noirs qui caractérisent également toute son œuvre.
Ceux-ci paraissent griffés à l’épée et l’écriture est compressée dans une verticalité et une rudesse de haute voltige qu’arborent également ses sujets, personnages ou natures mortes confondus. Ici sa signature est totalement intégrée à son œuvre, elle fait partie des éléments qui la composent en même temps qu’elle contient à elle seule le langage formel du peintre.
Une signature en couleur et en dialogue
Le souci de l’intégration de la signature comme élément même de la composition se retrouve par ailleurs chez Van Gogh, mais cette fois-ci d’une toute autre manière que chez Buffet, à savoir en tant que couleur. Remarquons d’abord que Vincent Van Gogh a toujours (hormis ses toutes premières toiles) signé ses œuvres de son prénom : « Vincent ».
Il s’inscrit en cela dans la lignée des Titien, Léonard, Michel-Ange, Raphaël et plus tard Rembrandt, tous signant de leur prénom comme pour promouvoir leur « aura d’individualité » écrit Svetlana Alpers dans L’Atelier de Rembrandt. En effet, jusqu’au XIXème siècle, la conception de l’artiste comme individualité pure et celle de son œuvre comme reflétant une intériorité n’a cessé de s’accroître, la personnalisation de l’œuvre par la signature devenant alors toujours plus importante.
Dans une lettre à son frère Théo, Van Gogh écrira :
La signature est donc aussi le signe d’une adresse : il y a quelque chose, là, dans l’espace signé (le tableau), à communiquer aux spectateur.ice.s. Si signer de son prénom n’est donc pas nouveau à l’époque de Van Gogh, signer en couleur est une nouveauté qu’ont apporté les impressionnistes.
Si l’on observe la nature morte de Van Gogh Tournesols (4ème version) de 1888, on voit comment la signature joue le rôle de motif décoratif. Placée à l’intérieur du vase, la signature de Van Gogh pourrait être une inscription que porte le vase, elle n’est pas sur le tableau mais dans le tableau. La couleur utilisée, le bleu, étant complémentaire à la couleur du fond et à celle du vase, l’ocre jaune, donne toute sa vibration au tableau. On peut d’ailleurs essayer de cacher avec son doigt cette signature et de s’imaginer à quoi le tableau ressemblerait sans elle. On s’apercevra alors qu’il lui manque quelque chose, que le vase nous parait soudain plus terne, le tableau moins vivant.
Marqueur d’authenticité, signe d’une subjectivité à l’œuvre, exercice graphique ou encore outil chromatique, nous aurons vu que la signature renferme nombreuses fonctions dans l’histoire de la peinture.