Jules Prodoillet artiste peintre vivant en Suisse se concentre chaque mois sur un aspect formel ou stylistique spécifique de l’œuvre d’un peintre contemporain. L’objectif est d’analyser comment cet artiste continue, modifie ou renouvelle des approches initiées par ses prédécesseurs dans l’histoire de l’art, en particulier dans le domaine de la peinture.


En peinture, depuis quand déjeune t-on sur l’herbe ? Les premières scènes de personnages reposant dans un décor évoquant des éléments naturels comme l’air, l’eau, la terre ou l’herbe remontent à l’invention du paysage en peinture, soit au trecento. Avec des œuvres comme la Lamentation de Giotto ou au siècle suivant la fresque Noli me tangere de Fra Angelico, l’espace extérieur sert surtout à donner du réalisme (oui, pour l’époque c’est du HD !) aux épisodes bibliques qui auparavant étaient représentés sur des fonds bidimensionnels.

Fra Angelico et Benozzo Gozzoli (?), Noli me tangere, fresque, 180x146cm, vers. 1449-1453 Couvent de San Marco.

Cependant, les figures restent très figées et ne semblent entretenir aucun rapport charnel avec le paysage. Au siècle de de Vinci et Michel-Ange (XVIème siècle), on éprouve davantage l’épanouissement et la pesanteur des corps sur le paysage. En témoigne cette Vierge au lapin du Titien (fig. 2), qui annonce la création en peinture du paysage comme lieu de chillance. En effet, les représentations de l’épisode du Repos pendant la fuite en Egypte à laquelle cette toile appartient, participeront à la création d’une iconographie du repos : les corps des personnages sont chez Titien comme en symbiose dans une herbe riche et verdoyante. La posture de la vierge est moins rigide qu’au siècle précédent et l’expression de son visage nous indique qu’elle est apaisée. Enfin, au premier plan, le panier laisse entrevoir des fruits mis en scène comme une nature morte dont l’opulence viendrait renforcer la sécurité des personnages (rappelons-nous qu’ils sont en fuite !). Cet élément sera repris plus de 300 ans plus tard par Edouard Manet qui le placera au même endroit dans son tableau déjeuner sur l’herbe (fig. 3).

Sur la toile du Titien, on distingue un berger alangui en train de caresser l’une de ses chèvres. C’est qu’à la Renaissance, on réinvestit la poésie pastorale de l’Antiquité dite également poésie « bucolique », un genre dont l’objet est de représenter de façon plus ou moins fantasmée la vie des bergers (pastores en latin).

(fig.2) – Titien, La Vierge au lapin, huile sur toile, 71x87cm, 1530.

Les poètes de la Renaissance s’emparent alors notamment d’un type de poésie pastorale appelée le locus amoenus, expression latine qui signifie « lieu idyllique », où le décor de la narration est un paysage idéalisé comme lieu de plaisir et où l’on retrouve des éléments tels que des petits bois, une source d’eau, de la pelouse verdoyante et des animaux. Ce type de paysage fait référence au jardin d’Eden, soit un lieu de jouissance protégé du monde extérieur et de la damnation du travail de la terre à laquelle Adam et Eve seront bientôt livrés.

D’où peut-être cette tranquillité qui se dégage du déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet où les personnages semblent échapper à toute obligation dans ce décor verdoyant. Alors que jusqu’ici la représentation de la nudité était réservée aux figures mythologiques, ce tableau fit scandale en montrant une femme ordinaire nue assise à même le sol dans une scène quotidienne de déjeuner sur l’herbe. Mais ce tableau nous intéresse davantage en tant qu’il a alimenté une forme d’iconographie du temps libre bourgeois. À la fin du XIXème siècle, l’essor d’une puissante classe bourgeoise profitant de l’industrialisation et souhaitant s’épanouir en dehors du travail lucratif correspond à la mise en place d’une économie des loisirs. Alors que l’aristocratie vivait ses loisirs majoritairement dans des espaces privés (théâtres, bibliothèques et salles de réceptions privées dans les châteaux et résidences de campagne), la bourgeoisie investit l’espace public pour se divertir. Ainsi, théâtres, cafés et salles de spectacles fleurissent à la belle époque et les nombreuses représentations impressionnistes de baignades urbaines et de déjeuner sur l’herbe témoignent de la volonté de cette nouvelle classe de se montrer heureuse et libérée du joug du travail. L’archétype de l’image créée par Manet, soit l’image d’un groupe d’individus partageant à même le sol un moment de vie échappant à toute activité productrice est aujourd’hui encore diffusé et valorisé comme symbole de tranquillité, de joie de vivre et deoisiveté. En témoignent les hashtags #chill #goodvibes et #vacation en dessous de nos corps languissants sur le touffu gazon d’un jardin public.

(fig 3) – Edouard Manet, déjeuner sur l’herbe, huile sur toile, 1863. 

Mais dans les yeux de nos artistes, la béatitude est-elle la seule élue de nos déjeuners sur l’herbe contemporains ? Nous nous sommes arrêtés sur le travail d’une jeune peintre suisse. Noémie Pfister produit de grands paysages à l’huile et à l’acrylique où sont insérés des personnages au visage monstrueux et dont les vêtements nous font penser à ceux de raveurs. Pourtant, aucune fête à l’horizon dans ces toiles où cohabitent un grand calme avec une dimension inquiétante incarnée par la course terrifiante de ces cavaliers fantômes tout droit sortis des vapeurs de cigarette des personnages de la figure 4.

(fig 4) – Noémi Pfister, Happily Aging & Dying, huile sur toile 2022

Sur le tableau Speaking Rest (figure 6), le panier de fruit de Manet et de Titien a cédé sa place à une nature morte toute contemporaine : des bouteilles de bière jonchées au sol de façon anarchique évoquant plus l’excès que l’abondance. Les personnages de Noemi Pfister reprennent néanmoins à la tradition des déjeuners sur l’herbe l’aspect de communion entre les figures. Même si une puissante solitude s’en dégage parfois, les corps forment un ensemble soudé. Le caractère oisif des personnages est également présent, l’aridité des paysages indiquant bien leur isolement par rapport à la vie active. Enfin, le critère du repos bourgeois, qui est celui d’être joyeux, n’est pas présent dans les scènes de l’artiste suisse. Quelque chose du repos pendant la fuite d’Égypte subsiste bel et bien dans l’univers de Noémie Pfister, celui-ci semble plus être la cause d’un épuisement physique et moral que d’un état savouré comme tel.

(fig 6) – Noemi Pfister, Speaking Rest, huile sur toile, 306 x 195 cm, 2023.

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