Jules Prodolliet artiste peintre vivant en Suisse se concentre chaque mois sur un aspect formel ou stylistique spécifique de l’œuvre d’un peintre contemporain. L’objectif est d’analyser comment cet artiste continue, modifie ou renouvelle des approches initiées par ses prédécesseurs dans l’histoire de l’art, en particulier dans le domaine de la peinture.
Tantôt élevés au rang de chefs-d’œuvre par des parents fiers des élans artistiques de leur progéniture, tantôt oubliés dans des cartons que seul un déménagement nous fait rouvrir, les dessins d’enfants fascinent autant qu’ils sont méprisés en tant qu’objets d’art. Absent ou presque des musées et du marché de l’art, institutions par excellence qui donnent à un objet son statut d’œuvre d’art, le dessin d’enfant est sont souvent perçu comme un anti-modèle de l’œuvre d’art.
Alors que la critique d’art du XIXe siècle utilisait la comparaison avec l’enfant pour déprécier une œuvre, l’expression péjorative « dessiner comme un enfant de deux ans » traduit bien la survivance d’une dévalorisation de ce type de production, en même temps qu’elle révèle une croyance qui la sous-tend : un dessin qui n’est pas réaliste ou qui ne fait preuve d’aucune technique n’est pas un « bon » ou un « beau » dessin. Pourtant, après avoir été objets d’analyse pédagogique, philosophique puis psychologique au XIXe siècle, nombreux.s.es artistes vont s’y intéresser au début du XXe siècle. En effet, au sein d’une société toujours plus industrialisée tournée vers le progrès technique, l’époque s’émoustille d’un primitivisme convoitant, dans les sciences et les arts, un passé originaire pensé comme pur et protégé des vices de la civilisation contemporaine. Ainsi, considérant les cultures non-européennes comme appartenant à un stade antérieur de développement, l’ethnologie étudiera les peuples dits « primitifs » et le marché de l’art verra circuler nombre de ces masques africains spoliés durant la colonisation.
Dans ce contexte, l’enfant lui aussi devient « sauvage » et plusieurs artistes espèrent trouver dans ses dessins une vérité première et absolue, un degré zéro de la création qu’aucune éducation n’aurait encore abîmé. Le point de vue immaculé de l’enfant devient pour Picasso et Matisse un état à reconquérir : « il faut voir toute la vie comme lorsqu’on était enfant » écrit le second. Kandinsky et Münter réunissent dans leur collection plus de 200 dessins d’enfants et Münter va même jusqu’à en recopier. Le Blaue Reiter et les Dadaïstes les ont exposés. Paul Klee incite ses étudiants du Bauhaus à y puiser l’inspiration et inclut dans son catalogue raisonné ses premiers dessins réalisés à la garderie.
Comme le montrent les œuvres de cet article, l’attention portée aux dessins d’enfants contribua à façonner tout au long du XXe siècle une esthétique enfantine. Mais quelles sont les caractéristiques du dessin d’enfant qui permettent de qualifier ces œuvres ainsi ? Les premiers essais des bébés sont informes, ils ne parviennent pas à symboliser ou à illustrer quelque chose ; ce sont des gribouillis ou des taches de couleurs agencées de façon anarchique – il faudrait encore s’en assurer. De ce point de vue, la peinture de Kandinsky ainsi que les dessins de Miró et Twombly sont particulièrement enfantins. Ensuite, le fait que l’enfant dépasse lorsqu’on lui donne une forme à colorier et que la rapidité de son geste laisse transparaître les vides de la feuille contribue à donner cet aspect « barbouillé » et spontané que des artistes comme Münter vont tant chercher à obtenir. Enfin, il va sans dire que l’enfant ne parvient pas à reproduire une perspective réaliste. Il ne dessine pas les objets comme il les voit mais comme il les pense. Il en découle alors un synthétisme des formes auquel appelait déjà Cézanne, qui conduit l’enfant à dessiner une maison par un carré surmonté d’un triangle, un tronc par un rectangle, un visage par un rond et une montagne par un triangle.
Aujourd’hui l’esthétique enfantine a le vent en poupe et apparaît paradoxalement comme une virtuosité, une technique volontairement appliquée pour donner à l’image le caractère spontané et candide du geste de l’enfant. Certains artistes comme Pierre-François Beauchard vont même jusqu’à co-réaliser des oeuvres avec leur louveteaux. Mais quels sont les ressorts de cette technique en plus d’’imiter les caractères du dessin d’enfant que nous avons précédemment évoqués ? Pourquoi devant un Picasso il est impossible de se dire qu’un enfant est à l’oeuvre ? Où se situe le seuil qui rend virtuose les gribouillages de Cy Twombly et les distinguer de ceux d’un bout de chou ? Un début de réponse serait de dire que c’est dans l’agencement, l’organisation et la systématicité des caractères du dessin d’enfant que le dessin enfantin de l’adulte s’en distingue. Autrement dit, l’enfant est incapable de prendre conscience du potentiel esthétique d’un geste accidentel et de le reproduire à un autre endroit du dessin. Il est toute spontanéité là où l’artiste-adulte navigue entre lâcher prise et recul sur son œuvre, automatisme et projet esthétique.
Cependant, cette vision rousseauiste de l’enfance est à mettre en perspective. L’historienne de l’art Cécile Bargues se dit « sceptique quant à la spontanéité et l’innocence des dessins d’enfants. Ils s’imitent très vite entre eux et sont exposés à une culture visuelle. Par ailleurs, on projette beaucoup de nos visions d’adultes sur ces productions ».