Une fois par mois, nous donnons la parole à de jeunes artistes sous le format d’une interview.
Ce format a pour objectif de donner aux jeunes artistes un espace de discussion et de partage de leurs productions, mais aussi de faire découvrir au public leurs parcours & leurs démarches artistiques. Ce mois-ci, nous avons eu le plaisir d’échanger avec Alexandre, artiste plasticien et étudiant à la Cambre à Bruxelles.
Tout d’abord, Alexandre peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Alexandre Lebigot, j’ai 26 ans, je suis né en Bretagne. J’y ai grandi jusqu’à mes 13 ans, puis j’ai ensuite vécu en Franche-Comté.
À 18 ans, j’ai rejoint Lyon où j’ai entamé ma vie “d’adulte” de travailleur. J’ai ensuite repassé mon bac en candidat libre et entamé une faculté de sociologie à Bron, que j’ai avortée rapidement. J’ai papillonné, ou plutôt vagabondé, puis j’ai finalement intégré la prépa des Beaux-Arts de Lyon où j’ai renoué avec mes aspirations artistiques sur les conseils de pairs. J’ai ensuite rejoint l’ENSAV La Cambre en peinture, où j’ai passé les quatre dernières années et où je finis actuellement mon master.

Quelles sont les raisons qui t’ont poussé à faire de l’art ?
Dans ma famille, nous avons tous cette pratique loisir qui s’étend de la photo, du dessin, de la mosaïque, de l’aquarelle, du graffiti, suivant les personnes. Pour ma part, avant les cours préparatoires, elle n’avait jamais dépassé le cadre strict du dessin, de la reproduction.
Malgré cette pratique, passé l’enfance rien ne m’avait particulièrement motivé à envisager des études artistiques, cela ne faisait pas partie des options possibles.
Rien ne m’en empêchait formellement mais aucune logique ne m’y poussait. Pour être honnête j’ignorais complètement l’existence de ce type d’études avant que des rencontres ne me poussent à les envisager sérieusement.
Ma pratique s’est ensuite confrontée en prépa à une quantité d’histoire de l’art dont j’ignorais tout. Où j’ai joui d’une liberté plus ou moins bornée d’investir des matériaux, des usages et des pratiques diverses. Rapidement le contre-emploi, l’absurde et des questions plus théoriques nourries du court passage en sociologie sont rentrées dans mes réflexions artistiques autour de l’institution, du cadre, de l’acte créateur en lui-même.
Ces questions ne m’ont jamais quitté et sont centrales dans mes regards sur le monde, sans pour autant qu’elles soient perceptibles dans mon travail et son évolution.
Que représente ta pratique artistique pour toi ?
C’est un lieu intime, un espace où je peux arrêter de me poser de trop grandes questions dont il n’y a aucune réponse, pour me poser des petites questions ; tampon qui m’autorise une respiration, un ailleurs loin des pétrifications habituelles.
Je pense que si je savais répondre parfaitement à cette question alors je ne ferais plus ce que je fais.
L’idée de chercher on ne sait trop quoi sans jamais trouver que des réponses béquilles a quelque chose de salvateur.
Là où dehors tout nous pousse à la clarté, la certitude la plus froide.
C’est un lieu où je peux dédier du temps à quelque chose qui de prime abord n’est pas lié à quelconque production de valeur ou “d’utilité”, où je peux laisser libre cours aux fantasmes aux projections, m’amuser avec les signifiants et tenter de comprendre ce qui m’y incline.

Quelles sont les étapes et /ou les réflexions qui t’amènent à un projet abouti ou non?
Pour moi, chaque projet est une étape nécessaire vers le prochain, si bien que le fini n’a qu’une importance ponctuelle, et mort dans l’œuf.
J’ai l’impression qu’il s’agit souvent plus de règlements de comptes envers les injonctions que supposent d’être vivant dans ce monde.
Il s’agit aussi souvent de constats postérieurs, de post-rationalisation dont les biais seraient assumés en l’état, ce qui donne des résultats tantôt lyriques, parfois littéraux, abrupts, attendus, obliques. Bien que je tente d’isoler les pièces les unes des autres, il s’avère que je travaille sur toutes en même temps, elles apparaissent donc assez logiquement comme des séries de travaux dont les questionnements s’embrassent et participent d’une narration globale.
Une des constantes de mon travail est cette volonté de donner à voir la trace du faire dans le “fini”. Et quelque part toujours une mise en scène de soi, écrite ou plastique. Souvent, il s’agit plus de questions ouvertes auxquelles aucune solution n’est trouvée et auxquelles j’entends bien n’en trouver aucune. C’est pourquoi, assez naturellement, le format demeure lui aussi assez ouvert.
J’espère faire se rencontrer la narration du sujet et de l’objet ; parfois elles se croisent, se contredisent, se déplacent.
Cette pratique va de pair avec une quantité foisonnante d’idées, d’essais, de ratés.

J’ai eu dans mon parcours la sensation bien des fois que j’aurais pu travailler toute ma vie sur un seul projet que j’aurais tenté de parfaire en vain, avant que je me rende compte que je ne fonctionne pas tout à fait comme ça, et qu’il est naturel pour moi d’élaborer dans le même temps la matière et le sujet. Parfois ils se chevauchent, mais le sujet évolue dans le brouillard et se révèle assez tard à ma conscience. J’aperçois des directions suffisantes pour que l’intrigue me pousse au faire, mais s’il advient que je sache parfaitement où je vais, alors j’arrête la plupart du temps : je préfère encore rebrousser chemin ou me couper les jambes. Il s’avère donc que la quantité de déchets est importante, et c’est pourquoi il est naturel pour moi de réemployer ce que je nomme des “déjà-là”, suite à la lecture de Bernard Friot.
Récemment j’essaie d’investir les questions de pudeur, d’autorisation, d’auto-sabotage à travers des objets chauds, rassurants, ceux du foyer, du quotidien. Parfois ceux que je côtoie, parfois des objets sur lesquels se projette cette sensation de chez-soi, sans jamais pour autant que je les eusse déjà réellement rencontrés.
Quel est ton processus créatif ?
Tout passe par des schémas qui frôlent parfois le dessin, des associations qui m’intriguent, des mots-clés que j’essaie de mettre en images. Souvent il est question d’expressions ou de concepts, qui portent en eux déjà beaucoup d’imaginaires collectifs.
La logique voudrait que j’élabore au préalable les mesures, les questions de fonctionnalité, de faisabilité ou de rendu avant d’entamer le travail de la matière. Mais souvent l’ensemble se fait concomitamment, ce qui m’amène à des surprises, des retours en arrière, des pas de côté, des avortements qui sont palpables dans l’objet fini. Le processus se joue dans un ping-pong permanent entre ce que j’envisage de faire et les réalités matérielles qui m’obligent, me contraignent, mais souvent aussi me déplacent. Parfois le format s’élabore au préalable et l’enjeu c’est de m’y contraindre. Le montage photo me permet souvent d’élaborer des brouillons, des directions. Une fois le projet commencé, je m’arrête, je reprends le lendemain, souvent je recommence. Il est le même que celui de l’écriture : c’est un jonglage entre des paragraphes inachevés, des phrases élaborées, des notes écrites, d’anciennes réflexions.

Des liens se font, parfois contraints par la force des choses.
Tu utilises pas mal de matériaux assez bruts, de récupération. Y a-t-il un sens particulier à l’utilisation de ceux-ci ?
J’ai parlé plusieurs fois de “déjà-là”. Une formule que j’ai emprunté à Bernard Friot, économiste, chercheur et militant communiste. Je ne l’utilise qu’en tant que formule, la comparaison s’arrête là. Les matériaux portent en eux déjà des signifiants. J’aime les contredire, les souligner, les déplacer, parfois de manière très arbitraire, parfois les choix me paraissent d’une logique que je ne m’explique pas. Les abîmer, les vieillir ou les magnifier sont autant d’artifices qui participent à la narration.
La première fois que j’ai coupé du bois, c’est sur une scie À CHANTOURNER dans le cabanon de mon père à l’âge de 6 ans. Depuis je pense que je cherche à travers le bois, sa texture, l’odeur qui accompagne son travail, les solvants, un médium rassurant pour m’emparer d’incertitudes abyssales, ou de constats cinglants. J’ai ce même rapport à l’image photographique ; j’ai souvent usé les argentiques de mon père, ce sont des endroits rassurants et je projette sur eux des choses que je n’ai pas connues.
Je les maltraite autant que je les érige.
Mon usage de la peinture n’échappe pas à la pratique du collage, de la construction. D’un jeu d’association quasiment ostensible. Quand bien même je m’efforce parfois d’y échapper, elle reste latente.

Dans “contre-facon”, tu recopies une mosaïque créée par ta mère, peux-tu nous en dire davantage?
À la maison, chacun de nous à une pratique artistique : dessin, graff, photo, mosaïque, peinture.
J’ai demandé à chacun d’eux leurs travaux les plus récents ou préférés. Tous avaient comme particularité qu’il s’agissait de représenter autre chose : un dessin préexistant, un film, une peinture, du déjà-là. L’un dessinait des images de films, d’acteurs ou de bandes dessinées tout comme moi, avant. L’autre me montrait ses tags, où là aussi, il y avait beaucoup d’éléments “toonesques”, d’extraits de comics, des typos bien grasses, bien stylisées. Un autre, encore, me montre ses macrophotos de plantes, qu’il passe un temps maladif à photoshoper, à imprimer sur mille papiers, avec mille encres, juste pour “tester”. Elle, la plus créative selon les dires : étant petite, elle reproduisait des dessins de bouquins d’histoire allemands, c’est comme ça qu’elle a commencé. Désormais, elle ne crée plus, mais elle combat sa mauvaise mémoire en réécrivant des livres entiers, page par page, tous les soirs. Quand je mets un pas de côté, je me rends compte que nous avons tous eu, plus ou moins, cette propension à ne jamais dépasser le cadre “strict” de la reproduction, de l’hommage, de la copie. Évidemment, le résultat est très différent, et le plaisir réside dans le faire, la quantité “reconnaissable”, la dose de “bien fait”. Moi-même, mes dessins ne dépassaient jamais ce cadre jusqu’à ma première année de prépa. Cette mosaïque, inspirée du tableau de Miró, a ce talent particulier qu’elle est capable de créer la joie chez les uns, comme de représenter le comble du mauvais goût pour d’autres. Moi-même, je ne lui prêtais pas grande affection jusqu’à ce que je pose un autre regard. Il s’agit ici d’une copie, conformément à la coutume.

Contre-facon, colle à carrelage, peinture et pyrogravure sur bois, 160x85x7, 2025
Cette fois-ci, l’artiste ce serait ma mère.
Je trouve que cette mosaïque inspirée du tableau “L’oiseau magnifique révélant l’inconnu à un couple d’amoureux” de Miro illustre bien ce goût dont je voulais parler, et du déplacement possible de ce goût.
J’acte la filiation, c’est pourquoi je ne montre jamais l’une sans l’autre. La copie de l’originale, la copie de la copie de l’originale hahaha.

Pourrais-tu décrire ton travail en 3 mots ?
Je suis sûrement la pire personne à qui poser cette question.
J’aime le penser absurde même s’il ne l’est pas vraiment.
Je le considère littéral quand certains le reçoivent oblique.
Je constate qu’il est bordélique, avorté, maladroit, dysfonctionnel, compulsif et obsessionnel quand certains m’assurent sa sophistication.
Tu l’auras compris je ne répondrais pas vraiment à cette question haha :)
Tu as récemment eu un solo show à la Gallery Nostrum à Namur, veux-tu nous parler de ce projet ? Et/ou d’une pièce qui y était exposée ?
Je peux vous parler de ”la chute” elle récupère un autoportrait en pyrogravure que j’avais fais lorsque je me questionnais sur l’outil, la mise en discours de sois, la violence symbolique.

Je l’ai découpé pour ensuite faire cette sculpture qui comprend ce texte :
Les plantes, pour grandir, ont besoin d’eau, de nutriments, d’espace, de temps, et d’amour. Le soleil fait ça très bien. Si, par hasard, il arrivait que l’une de ces ressources vienne à manquer… Elles perdraient de leur force, courberaient l’échine, s’essouffleraient plus vite ; grandiraient mal, peu, pas bien. Certaines meurent. Peut-être ont-elles manqué de courage, ou de motivation. Étaient-elles trop flemmardes? Ou le soleil les avait-il définitivement laissées pour compte? Certains prétendent qu’elles l’auraient mérité. Certaines fleurs, portent en elles la prochaine semence. De telle sorte que la mort des précédentes eût été nécessaire, en tout point, à l’éclosion des nouvelles. Plus vivaces, plus prospères. C’est dans l’ordre des choses. D’autres tiennent tête, malgré les feuilles déjà parties. Je ne sais pas si elles grandissent encore… Peut-être hibernent-elles? Certaines survivent alors qu’elles ne devraient pas ; grandissent hors rythme, prennent des formes bâtardes, frêles, périclitant… Moins belles. Il advient parfois que ce soit celle qui détonne, justement, qui, seule, capte toute l’attention. Si bien qu’au final, on serait tenté d’en prendre un peu plus soin. Bien qu’elles tiennent à peu de choses. Dès lors, celles à la forme attendue, convenue, “finie”, disparaîtraient un peu des préoccupations.

Je traîne avec moi “mes chutes comme mes idées” cela pourrait résumer maladroitement cette proposition, “les idées sont comme des plantes, j’arrose mal mes plantes” pourrait aussi faire l’affaire.
Depuis j’ai rencontré l’oeuvre de Baldessari et il a dit ceci :
“I’m just messy, I don’t put things away. I don’t throw things away in my mind, either; I keep them there.”
Comment envisages-tu ton avenir en tant que jeune artiste bientôt diplômé ?
Difficilement lol.
J’ai beau me poser sur cette question je n’ai pas de réponse à donner, je pense que c’est dans l’ordre des choses d’être un peu perdu. Ma priorité c’est de me donner les conditions matérielles nécessaires à la poursuite de ma pratique.
Un atelier, une résidence.

Un mot pour la fin ?
Taxez les riches svp
Merci à Alexandre d’avoir accepté notre invitation, vous pouvez retrouver son travail sur son compte Instagram @jeunepeintre

