À l’instar de leurs confrères masculins, les artistes femmes sont le plus souvent issues de familles d’artistes, de véritables dynasties familiales se transmettant leur métier, ainsi que les savoirs et savoir-faire nécessaires à la création d’œuvres d’art. C’est dans le contexte du début du XVIIe siècle, en France, que notre article va s’attarder, en explorant l’univers de la production artistique, encore marqué par son aspect artisanal, et où nous rencontrerons la plus ancienne artiste femme exposée au Louvre : Louise Moillon.
L’organisation artisanale des arts au début du XVIIe siècle.
Jusqu’à la fin du XVIe siècle et au milieu du XVIIe siècle, la structuration hégémonique du travail artistique relevait de l’artisanat, avec des artisans travaillant dans des ateliers pour produire des œuvres, pas forcément considérées comme des œuvres d’art. Ces ateliers étaient dirigés par un maître, qui possédait les instruments de travail et la matière première nécessaires à la production des œuvres. Ils étaient organisés selon une distribution des tâches, qui reflétait à la fois une hiérarchie dans l’expérience des artisans et une hiérarchie sociale. Après le maître d’atelier venait le compagnon, artiste accompli mais économiquement dépendant du maître, car il ne possédait ni atelier ni boutique. En bas de la hiérarchie se trouvait l’apprenti, artiste en devenir.
L’atelier, ou être comme à la maison.
Les artistes femmes étaient, comme leurs confrères masculins, issues de familles d’artistes. Ces dernières étaient le plus souvent des filles de maîtres d’atelier, ce qui leur permettait de bénéficier, de fait, d’un accès privilégié à une éducation artistique, malgré leur sexe.
Il faut souligner la proximité du cadre social/patriarcal, mais aussi spatial, de l’atelier qui reprenait celui du cadre domestique, puisqu’il était nécessaire pour les apprentis de loger au sein même de l’atelier en compagnie du maître. Chose peu concevable pour une jeune fille seule, sans éveiller les soupçons quant à sa réputation. De plus, il était préférable d’être recommandé auprès du maître d’atelier par un père ou un pair afin d’intégrer ces espaces clos. Cette difficulté d’accès, cette intimité des ateliers, résultaient du but et de l’intérêt, principalement commerciaux, de garder secrètes les techniques de fabrication et recettes propres au maître.
Ainsi, cette organisation hors de l’espace public semble correspondre, dans une certaine mesure, au comportement attendu à l’égard de la gent féminine, qui est une attitude de discrétion et de minutie, loin du tumulte de la vie publique.
Artiste femme, une bonne ou une mauvaise situation ?
Les dynamiques sociales en dehors de l’atelier expliquent aussi le faible nombre de femmes se dédiant à la pratique artistique. En effet, les possibilités d’avenir et les attentes sociales envers les femmes ne les destinaient pas à faire œuvre ou carrière.
Pour les femmes issues du domaine aristocratique, celles-ci se prédestinaient au monde domestique et social, où elles se devaient d’enfanter — un mâle de préférence — pour assurer la survie de la lignée et du nom. Mais elles assuraient aussi un rôle de représentation, nécessitant de se mettre en scène en montrant des savoirs et savoir-être (pratique de la conversation, respect de l’étiquette, organisation de l’espace domestique…) qui ne pouvaient s’allier à la pratique d’un médium artistique nécessitant un trop grand investissement temporel.
Pour celles issues de milieux plus modestes, s’offrir une telle éducation représentait un coût trop important et risqué — la stabilité économique n’étant pas garantie par la suite. De plus, les difficultés morales, que nous avons vues un peu plus en amont, représentaient aussi un frein non négligeable dans cette vocation.
C’est pourquoi la grande majorité des artistes femmes sont issues de familles d’artistes ou d’artisans, puisqu’elles s’intégraient dans le cadre domestico-artisanal de l’atelier. Elles étaient le plus souvent une main-d’œuvre viable — et domestique d’une certaine manière (puisque souvent reléguée au fonctionnement pratique de l’atelier, sans être rémunérée) — tout en permettant d’assurer la pérennité des savoir-faire, ou même de créer de nouvelles alliances entre maîtres/ateliers. Et dans de rares cas, elles parvenaient, comme leurs confrères, à se faire un nom dans un milieu encore largement régi par l’anonymat.
Louis Moillon, un exemple d’artiste femme parvenue au succès.
La formation et l’influence du cadre familial
Louise Moillon (1610-1696) est une peintre de natures mortes, issue d’une famille d’artistes protestants installée à Paris, au faubourg Saint-Germain. Son père, Nicolas Moillon, paysagiste et portraitiste arrivé en 1605 à Paris, entre peu après en tant que maître dans l’académie de Saint-Luc. Il possédait aussi deux emplacements de vente de tableaux : un dans la foire du Faubourg Saint-Germain, l’autre sur le pont Notre-Dame. Il meurt précocement, alors que Louise n’a que neuf ans, en 1619. Sa mère, Marie Gilbert, fille d’une lignée d’orfèvres, épouse un autre peintre et marchand de tableaux : François Garnier, « bourgeois de Paris ». Les deux couples formés par Marie Gilbert vivaient dans une grande aisance financière, comme le témoignent les longs inventaires après décès, qui montrent qu’elle possédait, entre autres, maints bijoux, mais aussi un carrosse couvert de cuir noir. Enfin, Louise avait une grande fratrie, dont le plus illustre est son petit frère Isaac Moillon, qui devint peintre d’histoire et sculpteur, et fut reçu à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1663.
Après une première éducation dans un couvent, chose commune pour les jeunes Parisiennes issues de la bourgeoisie, il est probable qu’elle se soit formée dans l’atelier de son père, puis de son beau-père François Garnier. De ce dernier découlerait son acclimatation avec le genre de la « vie silencieuse/tranquille » et sa grande maîtrise technique de la peinture. (Le terme de « nature morte » date du XVIIIe siècle et avait une consonance péjorative, ce qui fait que nous ne l’utiliserons pas dans cet article.)
On peut ainsi observer des similitudes dans La coupe de cerises, prunes et melon (1633, salle 1911) de Louise Moillon avec le Bol de fraises et corbeille de cerises (vers 1640, salle 911) de François Garnier, qui témoignerait, a posteriori, de cette transmission de savoir entre beau-père et belle-fille. Elle semble reprendre à François Garnier la composition en diagonale, où elle juxtapose les fruits sur un plateau de table vu avec une légère contre-plongée et en perspective cavalière. Le jeu d’ombres et de lumière sert, quant à lui, à mettre en valeur le rendu précis des fruits, renforcé par le fond noir du tableau, qui projette ces derniers vers le spectateur afin de mieux les offrir au plaisir de son regard.
Il semblerait que ce soit aussi grâce à François Garnier que Louise se soit fait connaître du public en 1629. En effet, il aurait ajouté, de son propre chef, une toile de sa belle-fille dans une exposition à laquelle il était invité personnellement, à Grenoble.
Cet acte n’est pas dénué d’intérêt, puisque l’inventaire après décès de Mme Gilbert indique que François Garnier avait fait signer à sa belle-fille, en juin 1620, alors qu’elle n’avait que dix ans, un accord stipulant que le gain issu de la vente des tableaux de Louise serait partagé entre elle et lui. Cet accord montre la précocité du talent de Louise Moillon en tant que peintre et témoigne du fait qu’elle ait réussi à avoir un succès important, lui permettant de garder une autonomie financière.
Une peintre protestante ?
Mais son éducation ne se limiterait pas à l’influence de son beau-père. En effet, elle a dû côtoyer activement le milieu artistique du faubourg Saint-Germain, refuge des protestants parisiens, dont elle faisait partie, ainsi que des protestants immigrés persécutés dans les Flandres.
Ce faubourg est un lieu important de la vie artistique parisienne, puisque les peintres habitant dans ce quartier sont exemptés de devoir se présenter à la guilde de Saint-Luc, sorte d’organe régulateur chargé de la police des métiers de Paris, sous la direction du prévôt des marchands. Il s’y tenait aussi une importante foire pour le marché de l’art, favorisée par le fait qu’elle était franche.
Cette influence protestante, et notamment calviniste, pourrait se voir dans la palette et dans les sujets qu’elle utilisait. En effet, Calvin proscrivait les sujets montrant des écarts dans la bonne conduite des mœurs ou à aspect érotisant. Les sujets de la « vie silencieuse » correspondaient à cette première indication, tout en s’inscrivant dans une longue tradition de sujets où le religieux se trouvait dans chaque objet du quotidien. Mais ce dernier aspect ne semble pas présent dans l’œuvre de notre artiste, et Louise Moillon semblait avoir privilégié le plaisir esthétique à la contemplation spirituelle.
De plus, les couleurs se devaient de correspondre à celles de la nature et ne pas être trop vives, puisqu’elles pouvaient alors charmer le spectateur et le faire tomber dans le cycle des passions. Dès lors, les artistes protestants utilisaient des jeux de camaïeux, centrés autour d’un axe chromatique gris/noir/blanc, donnant une grande sobriété générale à la composition, comme on peut l’observer dans La nature morte aux pêches et aux prunes, datée aux alentours de 1634 (salle 911).
Pour autant, cette sobriété chromatique « protestante » peut être relativisée, puisqu’on trouvait ce même type de dépouillement dans l’œuvre d’un Philippe de Champaigne, peintre catholique et janséniste, avec, par exemple, L’Ex-votode 1662, exposé au Louvre.
Une peintre avant tout ancrée dans son temps
L’œuvre de Mme Moillon, comme celle de ses confrères masculins, est avant tout le fruit des regards qu’elle a portés sur son époque, mais aussi sur ses héritages et ses rencontres. Ainsi, par le biais de collaborations, mais aussi par la qualité de ses talents personnels, elle parvient à jouer un rôle dans le marché de l’art parisien, cela malgré sa première condition de femme.
On peut trouver mention dans la littérature d’un rapprochement stylistique avec Jacques Linard, autre peintre de « vie silencieuse », avec qui elle collabora en 1641 pour réaliser une œuvre aujourd’hui disparue. Il est aussi fait mention qu’elle devint l’élève d’Abraham Bosse, graveur protestant, futur membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture, et cela dès 1648, en tant que professeur de dessin et de perspective désigné par Mazarin lui-même.
Cette influence de Bosse se retrouverait dans la représentation des figures rigides et fortes, comme dans La marchande de fruits et de légumes (salle 909), une de ses plus grandes huiles sur bois, réalisée vers 1630.
Mais cette rigidité, cet archaïsme des figures, serait causé par le regard que Louise Moillon a porté sur des peintres relevant de la tradition des scènes de marché et de boutique issues de la peinture du Nord, notamment de la région des Flandres/Provinces-Unies, tels que Pieter Aertsen ou Joachim Beukelaer. Ces tableaux, elle aurait pu les voir dans son quartier de Saint-Germain ou tout simplement chez son beau-père, qui était marchand d’art et devait probablement proposer ce genre de scènes à cette importante clientèle protestante et parisienne.
De même, le catalogue raisonné des œuvres de Louyse Moillon fait mention d’un document indiquant que certains tableaux seraient issus d’une collaboration entre Louise et François Garnier, et que celui-ci aurait exécuté les figures. Même si aucune peinture actuelle n’a pu être identifiée comme relevant de ce travail collectif.
Les limites d’être une femme et artiste
Cet aspect maladroit des figures peut aussi s’expliquer de toute autre manière. En effet, la reproduction et l’insertion de figures humaines étaient plus complexes pour une femme artiste, puisque celle-ci n’était pas éduquée au dessin d’après modèle vivant. Cette absence d’apprentissage théorique du corps humain, centré sur le modèle du corps masculin, était justifiée par des raisons morales. Il paraissait imprudent pour une femme de rester enfermée seule avec un homme, peut-être nu, dans une pièce. De même, la vue de ce corps aurait pu donner, à l’esprit de ces jeunes dames, des idées inconvenantes. Bref, il s’agissait d’un empêchement moral, destiné à protéger leur vertu, valeur — symbolisée par leur virginité et le respect des normes morales et religieuses — nécessaire pour leur assurer un futur en société : un époux.
Ainsi, certaines artistes, comme il semble en être pour Louise Moillon, ne représentaient que des femmes dans leurs œuvres afin de contourner cet empêchement.
Le second aspect serait d’ordre financier. En effet, dans un marché de l’art où être une femme n’était pas la norme, il était plus difficile pour elles d’envisager une rupture franche avec les traditions passées et d’innover. Cette position pouvait être risquée pour des artistes dont la place sur le marché était contestée, et où on attendait d’elles de faire leurs preuves, le plus souvent par l’utilisation de formules et de styles déjà usités. De plus, cette posture de rupture pouvait être perçue comme inconvenante pour une femme.
La posture de l’artiste comme génie créateur, sorte de démiurge tout-puissant, semble être un mythe forgé par et pour des hommes, comme le soulignait Linda Nochlin dans son essai.
Une artiste à succès ?
Ses œuvres ont su toucher un public large et prestigieux, montrant le succès qu’elle acquit tôt de son vivant. Ses œuvres étaient ainsi collectionnées par Claude de Bullion, catholique, ministre du roi Louis XIII en qualité de surintendant des Finances, pour son château de Wideville. Ou encore par Charles Ier d’Angleterre, roi collectionneur de ce qui se faisait de mieux en son temps, comme Orazio et Artemisia Gentileschi, Antoine Van Dyck, Rubens, ou David des Granges.
Une longue carrière ?
Sa carrière semble grandement se ralentir en 1640, à 30 ans, avec son mariage tardif à Étienne Girardot de Chancourt, marchand de bois et protestant de Bourgogne. La question avec ce mariage est de savoir si celui-ci lui a fait arrêter sa carrière artistique ou non, comme ce fut le cas pour beaucoup d’artistes femmes dans l’histoire. Pour M. Alsina, auteur du catalogue raisonné de ses œuvres, il semble peu probable qu’elle ait arrêté sa production au moment de sa maturité artistique. Pour autant, le mystère reste entier vis-à-vis d’une grande partie de son œuvre, qui semble pour sa majorité avoir disparu.
Bibliographie :
- Dominique ALSINA, Louyse Moillon (Paris 1610-1696) : la nature morte au Grand siècle : catalogue raisonné, Dijon, Faton, 2009.
- Martine LACAS, Des femmes peintres du XVe à l’aube du XIXe siècle, Paris, Seuil, 2015.
- Linda NOCHLIN, Why are there been no great women artists?, Londres, Thames & Hudson, 2021.
- Marie-José MONDZAIN-BAUDINET, « ATELIER, art » [en ligne], Encyclopædia Universalis. Disponible sur : https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/atelier-art/ (consulté le 4 octobre 2024).
- Musée protestant, Louise Moillon 1610-1696, [en ligne]. Disponible sur : https://museeprotestant.org/notice/louise-moillon-1610-1696/
- National Museum of Women in the Arts, Louise Moillon: Still Lifes and Saint-Germain (Part 1 of 2) [en ligne]. Disponible sur : https://nmwa.org/blog/artist-spotlight/louise-moillon-still-lifes-and-saint-germain-part-1-of-2/
- National Museum of Women in the Arts, Louise Moillon: Still Lifes and Saint-Germain (Part 2 of 2) [en ligne]. Disponible sur : https://nmwa.org/blog/artist-spotlight/louise-moillon-still-lifes-and-saint-germain-part-2-of-2/
- Thyssen-Bornemisza Museo Nacional, Louise Moillon [en ligne]. Disponible sur : https://www.museothyssen.org/en/collection/artists/moillon-louise
- Musée du Louvre, Coupe de cerises, prunes et melon [en ligne]. Disponible sur : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010066853
- Musée du Louvre, Nature morte aux pêches et aux prunes [en ligne]. Disponible sur : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010065423
- Musée du Louvre, La marchande de fruits et de légumes [en ligne]. Disponible sur : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010066267
- Hélène Meyer, Moillon Louyse [en ligne], In Ministère de la Culture. Disponible sur : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Icones/Moillon-Louyse
- BNF, La foire Saint-Germain [en ligne]. Disponible sur : https://essentiels.bnf.fr/fr/image/af633ef0-3e03-461d-b82d-236d76aa1ada-foire-saint-germain-1