L’Académie : la création de l’artiste
En 1648, sous l’impulsion du cardinal Mazarin, est créée l’Académie royale de peinture et de sculpture qui bouleversa la conception et l’organisation de la vie artistique en France. Cette dernière vint rompre avec l’héritage des corporations ; des artisans d’art, comme nous l’avons aperçu précédemment avec Louise Moillon, pour promouvoir la figure d’un artiste, d’un créateur dont la production est d’abord le fruit d’une vision intellectuelle et non plus d’un savoir-faire manuel ou technique. Elle permet de libérer les voies d’accès à la production artistique, dont elle promeut les plus illustres représentants selon le mérite de leurs arts et n’exclut pas, de facto, la présence de femmes en son sein.Ainsi, elle érige l’artiste au sein des professions libérales, des nobles activités de l’esprit.
Ce changement de statut implique aussi une mutation de la visée des œuvres, puisque celles-ci dès lors ils se doivent d’ériger et d’élever la moralité des mœurs, en s’appuyant sur l’héritage d’une certaine antiquité perçue comme plus stable et rationnel, car plus proche des origines de la civilisation et donc moins vicié par le temps. Cela se caractérise aussi par un retour à une rigueur scientifique telle que les règles de rhétorique, de géométries, d’arithmétiques, d’astronomiques, de musiques…
L’Académie se veut donc le lieu d’apprentissage et d’émulation de ce nouveau langage, basé sur l’enseignement du dessin, d’après l’antique et le modèle vivant, et fondé aussi sur des conférences, où les divers membres exposent leur vision de l’art.Elle confère des avantages, elle a notamment l’exclusivité dans les chantiers de Versailles, une pension par le pouvoir royal et donne le droit à ses membres d’exposer au salon (pour palier notamment au fait que ceux-ci n’ont plus le droit de tenir boutique et d’exposer leurs œuvres, afin de les éloigner du statut de l’artisan).
Naturellement, la place des femmes au sein de cette académie n’est pas une évidence et celle-ci, en bon boy’s club, tente de garder ses privilèges pour l’exclusivité de son sexe.
Une première académicienne discrète : Catherine Duchemin
Il faut attendre le 14 avril 1663 pour que l’Académie sous les mots de Charles le Brun accueille sa première académicienne :
« Il est du devoir et de l’honneur de l’Académie, en suivant l’intansion du Roy quy est d’espandre sa grasse sur tous ceux quy excellent dans les artz de Peinture et de Sculpture, d’en faire part à ceux quy seront jugéz dignes sans avoir regard à la déférence du sexe »
Madame Catherine Duchemin devient ainsi la première femme à entrer dans l’Académie royale de peinture et de sculpture, mais aussi la première femme admise dans une Académie officielle en France, créant de fait un précédent qui permit à d’autres femmes, par la suite, de se présenter à ces diverses institutions. Elle fut reçue en présentant une vie silencieuse : une fleur posée sur un piédestal, aujourd’hui disparu. Toutefois, on pourrait apprécier dans le portrait de l’artiste, récemment acquis par le château de Versailles en 2022, un bouquet de fleurs qui serait de sa main. Ce morceau de tableau serait un très rare témoignage d’une œuvre aujourd’hui presque totalement disparue.
Pour autant, cette première est à relativiser, tant dans ses conditions d’accès que dans les possibilités d’évolution et de carrière qu’une artiste femme pouvait avoir au sein de cette institution.
Son admission fut probablement influencée par son époux François Girardon, admis lui aussi à l’académie en 1657, et qui est le sculpteur en vogue à la cour de Versailles. Ce rattachement à une parentèle ne lui est pas propre, car une grande majorité des artistes femmes admises seront de fait des sœurs, des filles ou des épouses d’académiciens. Dans le cas de Catherine Duchemin, cette subordination à la figure de son illustre époux, se retrouve aussi dans son retrait de la vie artistique peu après son admission pour se consacrer à son rôle de mère, puisqu’elle eut six enfants entre 1658 et 1673. Cette admission avait pu être un moyen d’accroitre le prestige du sculpteur, par le biais de sa femme, pour ensuite adopter un modèle familial aux normes de leur classe.
Enfin, les artistes femmes ne bénéficiaient pas des mêmes droits au sein de cette institution.Celles-ci, bien que reçues ne peuvent accéder au poste de professeur, leur fermant les portes des postes de pouvoir de l’Académie. De plus, elles ne peuvent pas accéder aux cours de dessin d’après modèle vivant, puisqu’il s’agit de nu masculin, et ceux pour les mêmes raisons morales que nous avons vus pour Louise Moillon. Ce qui constitue un des facteurs de leur exclusion du domaine de la peinture d’histoire, genre promu au plus haut rang au sein de l’académie.
Les sœurs Boullogne
Vinrent ensuite les sœurs Geneviève (1645 – 1708) et Madeleine (1646-1710) de Boullogne, formées par leur père Louis de Boullogne, un des fondateurs de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Il fut donc le principal acteur à leur entrée de l’Académie en 1669, où elles présentèrent selon les versions, un tableau peint à quatre mains ou chacune un tableau avec une composition propre. Son souhait étant que ses filles puissent y perfectionner leurs arts.
Geneviève fut connue pour ses paysages, tandis que Madeleine en fut pour ses natures mortes. Cette entrée dans l’académie leur permit d’œuvrer dans la réalisation de décors au château de Versailles – l’accès aux chantiers dans le domaine de la peinture et de la sculpture étant exclusif aux membres de l’Académie -. Elles réalisèrent principalement des trophées d’armes, comme en témoigne les dessus de portes représentant des instruments de musique militaire peint en 1673 par Madeleine de Boullogne et toujours conservé in situ, dans l’Antichambre du Grand Couvert, lieu où se trouve le portrait de Marie-Antoinette et de ses enfants de Vigée-Lebrun.
Plus tard, elles travaillèrent probablement avec leur père et leurs frères, Bon (entrée à l’académie en 1677 et devient professeur et peintre du roi en 1678) et Louis le Jeune (entrée en 1681, il devient en 1725 directeur de l’Académie après une carrière brillante) dans l’appartement de l’attique, sur le thème de Flore, mais probablement qu’en tant que peintres de fleurs. Bien qu’entrées avant leurs frères, elles ne connurent pas l’ascension qui fut la leur. Le reste de leurs carrières est moins connu.
On observe ici encore que, malgré leur mérite évident, la place des artistes femmes reste sous l’influence de l’appartenance à une filiation ou une union, qui conditionne leur entrée au sein de l’académie et souvent leur sortie. Pour reprendre le supplément au nécrologe de l’abbaïe de Notr-dame de Port-Roïal des champs en 1735, sur le compte de Madeleine Boullogne :
« Fille et sœur de très habiles Peintre, elle a su et exercé l’art de la peinture avec tant de justesse et de délicatesse, qu’elle a mérité d’avoir rang et séance à l’Académie Royale de Peinture ; distinction qui lui a plus donné de chagrin que d’élévation. »
L’entrée dans l’Académie royale de peinture et de sculpture n’est pas pour ces femmes synonyme d’émancipation, ni même d’affirmation de soi. Elles restent finalement contraintes aux mêmes prérogatives qu’en dehors de celle-ci, avec la dorure en moins.
Elisabeth-Sophie Chéron, bouger les codes
Elisabeth-Sophie Chéron est un cas plus singulier dans cette institution académique au XVIIe. Fille d’un portraitiste, miniaturiste et graveur ; Henri Chéron, celui-ci l’initia à la peinture, si bien qu’elle développe un talent précoce et réalise ses premières commandes vers quatorze ans.Elle devient en 1672, à vingt-quatre ans, reçue à l’Académie, sous la recommandation de Charles le Brun, avec un portrait d’Anne Marie Louise d’Orléans, cousine du roi, et son autoportrait, une huile sur toile, conservée au Louvre. Après le salon de 1673, elle fut agréée en donnant ce même autoportrait à l’Académie.
De fait, il s’agit de la quatrième femme à faire son entrée dans l’académie, et la première en tant que portraitiste et sans l’aide d’un appui familial. Celle-ci vante dans l’œuvre de madame Chéron un « ouvrage fort rare, excédant même la force ordinaire du sexe ». (Tiré du discours de présentation de Mme Chéron à l’académie royale de peinture et de sculpture par Charles Le Brun en 1672)
De la classification des genres au XVIIe
Il paraît à propos, ici, de faire un petit interlude avec la théorie des genres d’André Félibien qui structure le champ de la peinture au XVII et XVIIIe siècles. Dans une préface des Conférences de l’Académie en 1667, il affirme la chose suivante :
« Celui qui fait parfaitement des paysages est au-dessus d’un autre qui ne fait que des fruits, des fleurs ou des coquilles. Celui qui peint des animaux vivants est plus estimable que ceux qui ne représentent que des choses mortes et sans mouvement ; et comme la figure de l’homme est le plus parfait ouvrage de Dieu sur la Terre, il est certain aussi que celui qui se rend l’imitateur de Dieu en peignant des figures humaines, est beaucoup plus excellent que tous les autres … un Peintre qui ne fait que des portraits, n’a pas encore cette haute perfection de l’Art, et ne peut prétendre à l’honneur que reçoivent les plus savants. Il faut pour cela passer d’une seule figure à la représentation de plusieurs ensembles ; il faut traiter l’histoire et la fable ; il faut représenter de grandes actions comme les historiens, ou des sujets agréables comme les Poètes ; et montant encore plus haut, il faut par des compositions allégoriques, savoir couvrir sous le voile de la fable les vertus des grands hommes, et les mystères les plus relevés. ».
Il s’agit donc de l’aboutissement de long débat entamé dès la Renaissance, fondé sur la question entre le ritrarre et l’imitare. Le premier terme, qui a donné le mot ritratto (portrait), n’est compris que comme une imitation servile de la nature, ne requérant donc que des qualités techniques pour reproduire fidèlement ce qui est perçu. Le second tend à faire la chose telle qu’elle devrait être afin d’aboutir à la perfection
On trouve donc cette distinction au sein de l’Académie entre des genres qui seraient plus proche d’un savoir-faire : les natures mortes, paysages, portraits ; de peintures qui seraient proprement intellectuelle, qui se hisserait dans le dessin de Dieu (un Dieu catholique, l’Académie refusant les artistes des églises réformées), avec en plus un héritage de culture classique gréco-romaine : la peinture d’histoire. Naturellement, cette dernière, qui ne peut pas être pratiquée par des hommes sans éducation, est le propre de peintres issus de l’académie, qui forme et promeut à ce genre. La peinture d’histoire est alors pour l’Académie d’une importance capitale, puisque c’est par ce genre de peinture qu’elle s’autonomise des anciennes corporations d’artisans, qu’elle a sa raison d’être.
Le portrait de soi
Ainsi, l’art du portrait se retrouve dans une position, à la frontière entre la peinture d’histoire (regroupant les scènes religieuses, de batailles et autres scènes mythologiques), destiné à chanter la gloire des hommes, de leurs vertus, du mystère de la Création… ; et les genres inférieurs que sont le paysage et la nature morte. Il est une porte d’entrée vers l’art le plus officiel, vers le Beau. Malgré cela, le portrait est un genre qui convient à la vision de la femme, puisque par leur supposée infériorité intellectuelle et leur prédisposition pour les aspects superficiels, celles-ci s’adonnent naturellement au ritrarre et sont incapables de s’élever au domaine de l’imitare, pré-carré de la virilité.
Dans cet autoportrait, Elisabeth-Sophie Chéron se représente mi-corps, appuyée sur une colonne, rappelant subtilement la référence à l’antique que l’art académique se doit de promouvoir. Elle est vêtue d’habit de cours, une robe jaune/ocre créant un volume vertical, coupé par une diagonale brisée qu’est l’écharpe bleue. Il s’établit ainsi un équilibre, qui est renforcé par l’harmonie des couleurs. Elle tient dans ses mains une étude de portrait féminin dessinée, rappelant aussi l’enseignement du dessin, base de la formation académique, qui, de plus, devait ravir Charles le Brun, défenseur du primat du dessin lors de la « querelle du coloris » qui éclata en 1671. Ce portrait-manifeste de la jeune artiste témoigne de sa volonté de prouver qu’elle est légitime au sein de cette institution en adoptant les codes de cette dernière.
Mais elle fut aussi une femme de lettres reconnue en son temps, elle entre notamment en 1669 au sein de l’Accademia dei Ricovrati à Padoue. Dès lors, elle entretient une grande activité littéraire, avec notamment la constitution d’un salon. Elle s’inscrit de fait, pleinement dans cette activité des « femmes savantes » /des « précieuses » /des « femmes d’esprit » ; de ces sociétés de discussion littéraires, artistiques et mondaines qui forgeaient le gout littéraire de cette époque et qui permirent aux femmes d’affirmer un rôle de premier plan, tant dans l’art de la conversation que dans celui de l’émulation intellectuelle. Elle fit par exemple une traduction en français du cantique d’Habucuc (hébreux) publié de façon posthume en 1717.
Se peindre soi-même, l’apport des « ego-documents »
Comme nous avons commencé à le voir avec Vigée le Brun et ici avec Madame Chéron, l’autoportrait peut-être plus qu’une simple exaltation du soi de l’artiste, et nous renseigne en creux sur les structures sociales qui conditionnent le regard de celui-ci, et plus particulièrement ici les artistes-femmes, sur leur propre perception et leur propre position dans le champ artistique. Par ce biais, cette création d’un nouveau discours, entamé notamment par Linda Nochlin, ici centré sur les personnes marginalisé par l’historiographie traditionnel des arts, peut émerger, et pourrait rapprocher ces tableaux des « ego-Dokument » littéraires (théorisés dans les années 60-70’s), qui pour reprendre les termes de Jacques Presser, sont « un « je », en lui-même, qui se révèle ou se cache de façon délibérée ».
L’importance de telles conceptions est qu’elles ont permis de renouveler le regard et les informations prises en compte afin de produire les discours scientifiques : historiques, sociologiques…. Et on permit l’émerge, la découverte quelques fois, de discours minoritaires, marginalisés, car oubliés, jugés peu intéressant. Ainsi depuis les années 70, on assiste à une lente émergence de ces discours minorisés au sein des études académiques, mais aussi des institutions, et dans notre cas des institutions muséales.
L’installation qui a eu lieu en 2023 au Palais de Tokyo nommé Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs, de Lili Reynaud-Dewar proposait notamment de savoir sur un lit, ou même de s’y allonger afin d’écouter l’histoire de personnes, souvent des connaissances de l’artiste, qui se confessaient sur les histoires tant militantes, en lien avec des événements traumatiques…. A proximité de ces espaces vidéo se trouvaient comme des sortes de grands tableaux blancs avec inscrits dessus des pages de journaux intimes, renforçant là encore la collision entre l’histoire et l’intime.
Bibliographie
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Olivier BONFAIT, L’art du XVIIe, Rennes, presses universitaires de Rennes, 2023
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