Ce format a pour objectif de donner aux jeunes artistes un espace de discussion et de partage de leurs productions, mais aussi de faire découvrir au public leurs parcours & leurs démarches artistiques. Ce mois-ci, nous avons eu le plaisir d’échanger avec Morgane, artiste peintre et étudiante en Master à la Cambre à Bruxelles.
Hello Morgane, on est très heureux de te recevoir dans cet entretien, tu pourrais te présenter ?
Salut ! Moi c’est Morgane Trebus, née le 30 janvier 2001, j’ai grandis en Alsace et je vis actuellement à Bruxelles, où j’étudie à La Cambre en master option peinture.
Quelles sont les thématiques que tu abordes dans ton travail ?
Ma peinture questionne les jugements de goûts accordés aux esthétiques populaire, elle tente de mettre en lumière certains détails de la vie quotidienne qu’on ne remarquerai presque plus.

Dans tes peintures, il semble y avoir un questionnement autour d’un esthétisme du kitsch ?
Originaire d’un milieu rural alsacien, j’ai grandi entourée de jardins (trop) décorés et de la magie exubérante des fêtes foraines. Toute mon enfance, ces éléments ont constitué une norme de beauté pour moi. Les manèges aux couleurs criardes, les peintures aérosols qui ornent les bâtisses des fêtes foraines m’ont toujours impressionnés, par leur réalisme étrange. En grandissant, j’ai compris que cet art populaire est souvent jugé comme un « art mineur » puisqu’il s’adresse au plus grand nombre. Aujourd’hui, je questionne ce regard à travers la peinture ; c’est dans cet écart entre mes racines rurales et l’univers contemporain de l’art que je puise mon inspiration.
Pour toi, qu’est-ce que le kitsch représente dans notre société ?
Quand on pense au kitsch, on l’assimile souvent à des objets jugés de mauvais goût, qui imitent de manière simplifiée et en série des formes d’art dites élitistes, en rejetant cette notion de rareté. Aujourd’hui, j’ai l’impression que ce terme a davantage dévié vers une esthétique très précise plutôt qu’à un mode de pensée. Dans mes peintures, j’interroge cet univers pouvant être méprisé et j’essaye d’y apporter une autre vision.

Dans « Hard » j’ai peint une image d’archives du journal républicain lorrain qui représente des nains de jardin kidnappés par la FLNJ (Front de Libération des Nains de Jardin). C’est un groupe de gens qui vise à « rendre la liberté aux nains de jardin » en les déplaçant de chez leur propriétaire à leur milieu dit naturel. Mais ce qui est fou c’est que derrière cette action dérisoire se cache en fait une vraie critique sociale du goût populaire. En d’autres termes, ils cherchent à les libérer des « beaufs » qui les possèdent.
Bref, je pense que c’est aussi ce genre d’histoires bien cocasses bien absurdes que je veux mettre en lumière. Qui parle d’eux encore aujourd’hui ? Car au fond, ce qui importe pour un nain de jardin, c’est avant tout le plaisir qu’il procure à son propriétaire.
Il y a aussi un lien avec l’enfance, mais certaines références semblent porter une forme d’inquiétude. Est-ce un effet recherché ?
Les lieux festifs/ destinés à l’enfance aspirent à véhiculer une image de bonheur, de réunification dans laquelle je saisis un aspect pouvant être inquiétant. Par exemple, le côté exubérant des foires, les décors saturés, les peintures des visages parfois déformés par l’aérosol, le manège de la chenille bien goofy (m’a toujours effrayé celui-là…) participent à ce malaise.

J’ai toujours été attirée par cette ambivalence-là, et je pense que les références avec lesquelles j’ai grandis n’y sont pas pour rien. Rien que dans le lexique des films d’horreurs, on retrouve souvent cette corrélation bien/mal, je pense notamment au célèbre « It » de Stephen King où le clown devient le symbole de la terreur. Il y a aussi tous ces romans Chair de poule que je croque depuis que j’ai 9 ans, qui détournent des concepts liés à l’enfance en histoires effrayantes, j’adore.
As-tu une anecdote à partager liée à la fête foraine/au parc d’attraction ?
Comme il ne se passait vraiment rien dans mon village, la fête foraine était l’évènement phare de l’année qui réunissait tout le monde, on y laissait tout notre argent de poche dans des machines à sous dans lesquels on pouvait presque apercevoir le mot « arnaque » en néon rouge strass et paillettes.
…Une anecdote …? Un jour j’ai fait deux heures de file pour faire les plus grandes montagnes russes d’Europe, le « Silver star » et je me suis évanouie à la première descente. J’étais comme ce genre de vidéos bien cursed avec mon visage qui se balance de gauche à droite, regard éteint. Mes potes s’en rappellent encore.

D’où proviennent les images que tu utilises ? S’agit-il de recherches sur le web, de photos personnelles, ou d’autres sources ?
Avant de peindre, je sors collecter des images avec mon iPhone qui seront nécessaires à ma création. Murs marqués par l’érosion, chantiers, typographies altérées, strates d’affiches et objets oubliés nourrissent ma recherche plastique où chaque élément devient support de narration. Cela dit, cet idéal de collecte « romantique » doit composer avec la réalité de notre époque saturée d’images. Internet, et l’accès immédiat aux banques d’images, influence forcément notre génération d’artistes.

Je ne m’interdis pas d’y puiser des références lorsque c’est nécessaire, mais je privilégie autant que possible les images issues de mes propres expériences, car elles portent en elles des souvenirs, des atmosphères vécues, qui imprègnent mes peintures.
Comment se déroule l’amorce d’une nouvelle toile ?
Un processus créatif satisfaisant, pour moi, c’est un équilibre entre un procédé de hasard, d’erreur, de jeu, et une partie plus radicale où l’image peinte sera réfléchie, traitée avec minutie.
Il m’est impossible de peindre sur une toile blanche. Ainsi, je « salis » mes surfaces à l’aide de différents procédés, notamment en diluant les restes de palette de ma peinture précédente sur ma nouvelle surface. Les couleurs naissent alors à partir de ces vestiges, d’un processus créatif révolu, créant un curieux hasard.

Je joue aussi beaucoup avec la transparence : j’étale, je retire, je frotte, jusqu’à l’obtention d’une surface qui me semble praticable. Ce processus est une manière de m’octroyer plus de liberté. En fait, en peinture, je m’ennuie assez vite — et c’est souvent là que ça devient intéressant.
Comment, à travers le choix des images et le collage, parviens-tu à créer un dialogue entre elles ?
Dans un second temps, je réfléchis mes images entre elles en m’amusant avec les outils de découpe sur Photoshop. Mes compositions les plus récentes ont été inspirées par une fascination que j’ai pour les affiches publicitaires déchirées. J’aime l’idée qu’une affiche d’une soirée techno puisse laisser apercevoir derrière elle un spectacle de marionnette terminé depuis des mois. Je me sens un peu comme une archéologue de notre époque contemporaine. C’est aussi cette incohérence d’esthétique et cet écart de temporalité qui guide mes peintures.
Je m’octroie une grande liberté dans l’hybridation des images puisque je cherche à brouiller les pistes, à créer des superpositions énigmatiques. Mais même avant cela, je crois que j’ai toujours aimé penser ma peinture comme un collage, en renonçant à cette idée d’espace réaliste et de profondeur.
Les mots s’invitent souvent dans tes œuvres. Quelle place occupent-ils dans ta démarche, et t’aident-ils à tisser un récit ?
Enseigne de foire dont les couleurs se sont effacés avec le temps, Nightshop bruxellois aux couleurs bien flash, publicité pour une carrosserie automobile, magazines vintage dont les lettres ne sont même plus identifiables… La collecte de typographies occupe une place de plus en plus important dans mes peintures. Je ne me positionne pas comme une spécialiste du lettrage, mais j’ai toujours ressentis un attrait pour cet univers. Je m’intéresse au pouvoir de la typo, l’impact qu’elle peut avoir sur la société, et la manière dont ses standards évoluent selon les lieux, c’est un monde tellement vaste qui me fascine.

Cependant, dans mon travail pictural, je ne cherche pas à construire de narration. Comme avec les images, je prélève, découpe, efface et entrelace ces fragments de typographies, jusqu’à leur faire perdre leur fonction première : transmettre de l’information.
Pour toi, une peinture est-elle un corpus à explorer, dans lequel le spectateur est invité à fouiller, à décrypter un thème ou une intention ?
J’aime l’idée que le spectateur parte à la recherche indices, rassemble des éléments de ma peinture pour se construire une histoire totalement subjective. Mes images sont des témoins directs de l’époque dans laquelle ont vit, et quand je cuisine tout ça, je souhaite que cette tambouille résonne différemment chez chacun.
Si tu ne pouvais choisir qu’une seule peinture pour représenter l’ensemble de ton travail, laquelle serait-ce — et pourquoi ?
Je choisirai « Tattoo4u » puisqu’elle marque un tournant dans mon processus artistique. C’est la première fois que j’appréhende le collage de cette manière-là, que je choisis de ne pas composer avec l’entièreté d’une image mais qu’avec une partie, comme si elle était arrachée de l’image source. Une peinture que je galère pourtant a terminer depuis des mois, et qui a vue une dizaine de nouvelle se réaliser devant elle.

Quelles sont les références qui nourrissent actuellement ta réflexion ou ta pratique ?
Je dirais Michel Majerus, Sigmar Polke, Alexandre Lenoir, Victoria Palacios, Antoni Tàpies et James Rosenquist pour ne citer qu’eux.
Pour toi, qu’est-ce que la peinture ?
La peinture, c’est une bataille constance qui ne donnera jamais place à un vainqueur, et c’est dans cet équilibre que perdure le désir de créer.
Si tu devais définir ton travail en trois mots, lesquels choisirais-tu ?
Pop, arraché & flottant.

Comment te projettes-tu après l’école ? En quoi ton passage à La Cambre a-t-il été bénéfique — ou non — pour toi ?
Penses-tu que l’école d’art joue un rôle important dans le parcours d’un·e artiste ?
Après l’école, j’aimerais au mieux être acceptée dans une résidence, sinon me trouver un atelier collectif, l’idéal serait de réunir tous les copains de l’école pour faire perdurer cette énergie créative. La Cambre a été super bénéfique pour moi, elle m’a fait passer du crayon de couleur à la peinture à l’huile, et c’était pas une mince affaire. Je pense que l’école d’art, bien que pas nécessaire, est susceptible d’occuper une place importante dans la carrière d’un artiste. J’adore créer toute seule accroupis dans ma chambre, mais je ne pense pas que ce soit une solution durable. L’école t’apporte l’énergie, les conseils et l’entourage nécessaire pour avoir la motivation de te lever tous les matins.
Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour la suite ?
Pleins d’expositions, de rencontres, de voyages, ne jamais cesser de me renouveler dans ma pratique. Trouver ma place dans ce monde fascinant, d’autant plus que je viens d’un environnement où l’expression « il n’y a que des peintres » signifiait « il n’y a que des flemmards » !
Merci à Morgane d’avoir accepté notre invitation, vous pouvez retrouver son travail sur son compte Instagram @donnemoidubissap