La fermeture de l’Académie aux artistes femmes : 1682-1706
Après une première ouverture qui faite en 1663 avec Mme Duchemin, suivie de cinq autres entrées : les sœurs Madeleine et Geneviève de Boullogne (1669), Elisabeth-Sophie Chéron (1672), Anne-Renée Strésor (1676, miniaturiste), Dorothée Massé (1680, sculptrice sur bois) et la dernière, la miniaturiste Catherine Perrot en 1682, l’Académie décide en 1706 de fermer ses portes aux femmes.
Ce recul peut s’expliquer par les violentes polémiques qui font suite à la querelle des anciens et des modernes. Cette confrontation oppose les partisans du modèle antique, et qui regroupe une bonne part du gratin académique, face aux partisans du goût littéraire, tel qu’il s’exprime dans les salons ; et notamment ceux par la gent féminine, dont Sophie Chéron est une représentante éminente à l’Académie. Ainsi, la confrontation dépasse le domaine esthétique pour s’attaquer aux normes sociales et même se porter dans le champ politique. Boileau dans sa dixième Satire de 1694 « Sur les femmes » se lamente de la dévirilisation et de la dégénérescence du goût et des mœurs promus par ces salons, reléguant le savoir et la culture antique au second plan, blasphème qui est le fruit, en grande partie, de l’influence des femmes, des « précieuses ridicules ».
Rosalba Carriera, une réouverture en faux-semblant
En 1720, après trente-huit années d’absence à l’académie, une nouvelle membre, en la personne de Rosalba Carriera, est admise à y siéger. L’artiste vénitienne de renommée européenne est de plus la première artiste étrangère à y être admise. Issu d’un milieu modeste de Chiogga, l’arrière-pays vénitien, elle se forma, avec ses deux sœurs, à la peinture par la pratique de la décoration de tabatière, et elles reçurent une éducation, cas rare pour des jeunes filles de leur condition. Elle pratiqua la miniature avec un certain succès, puisqu’elle se mit à la technique du pastel en 1703 afin de pouvoir répondre au grand nombre qui lui est fait. Sa célébrité fut telle que les académies de Saint-Luc à Rome (1705) et Clementina à Bologne (14 janvier 1720) l’avaient, elles aussi, déjà intégrée parmi leurs membres.
Elle fut ainsi reçue le 26 octobre 1720 avec, comme morceau de réception, une jeune fille tenant une couronne de laurier, nymphe de la suite d’Apollon.

Ici, elle représente une nymphe, une femme à la beauté idéalisée, à l’expression calme et sereine, et aux rendus des chairs nacrés et rosés. Le haut de son vêtement est transparent et laisse apparent son sein droit. Une couronne de fleur coiffe ses cheveux dont une mèche blonde et un morceau du ruban bleu retombent délicatement sur son épaule droite. Elle tient dans sa main gauche la couronne de laurier, tandis que sa main droite pointe vers le coin supérieur gauche. Celle-ci est vantée, comme pour Vigée-Lebrun que nous avons vu en introduction, pour son style dit « féminin » ; « ses grâces et sa délicatesse » …
Son passage dans la capitale parisienne créa un véritable engouement pour le pastel, technique peu pratiquée en France jusque-là ; il ne servait qu’au moment des dessins préparatoires. Ce n’est qu’en ce XVIIIe siècle qu’il connait ses lettres de noblesse. En effet, le pastel bénéficie d’un mouvement plus général d’habilitation de certains médiums, jusqu’alors peu prisés. Ainsi l’esquisse en peinture, la terre-cuite en sculpture, le dessin et le pastel connaissent un véritable engouement du fait de la plus grande spontanéité que ceux-ci témoignent de la pratique artistique, et de fait d’une expression des sentiments, d’une représentation plus honnêtes et fidèles qui reflète le tournant affectif du XVIII, voulant rompre avec l’austérité de la fin du règne de Louis XIV. Ce type de production est aussi moins cher, car réalisé plus rapidement que des œuvres peintes ou sculptées et permet à une clientèle plus large d’acquérir des œuvres d’arts.
Rosalba Carriera est l’une des grandes représentantes du portrait réalisé au pastel. Lors de son séjour parisien entre le 22 décembre 1719 et avril 1721, elle eut un succès énorme et reçut notamment commande du portrait du dauphin Louis XV. Ce portrait à lui seul établit la réputation de l’artiste et lui permet de rentrer à l’Académie.

Son morceau de réception ne fut réalisé qu’après son départ pour Venise et fut donc reçu par l’Académie alors même que l’artiste n’était plus présente dans la capitale. Le tableau par son iconographie exprime cette reconnaissance de l’artiste envers l’Académie, comme elle le témoigne dans une lettre qu’elle adresse à Antoine Coypel alors directeur de l’institution :
« J’envoie la pastelle à l’Académie et comment oseroit-elle se présenter sans votre protection ? Je viens donc la lui procurer par ces deux lignes et je croirais faire tort à la bonté, que vous avez eu, de porter tous ces illustres à m’accorder l’honneur bien grand d’être parmi eux, si je ne me flattais que vous leur persuaderez encore que j’aie fait tout mon possible pour leur témoigner ma reconnaissance, quoi cela ne paroisse assez, comme je l’aurais voulu dans ce tableau. J’ai tâché de faire une jeune fille, sachant qu’on pardonne bien de fautes à la jeunesse. Elle représent aussi une ninfe de la suite d’Apollon qui va faire présent, de sa part, à l’Académie de Peinture d’une couronne d’orier la jugeant la seule digne de la porter et de présider à toutes les autres. Elle est encore déterminée de s’arrêter dans cette ville, aimant mieux d’occuper la dernière place dans cette très illustre Académie que la cime du Parnasse. C’est à vous donc, je réplique, à lui procurer cet avantage et à moi aussi celui de jouir de vos bonnes grâces et de tous les Illustres de l’Académie, auxquels vous aurez la bonté de faire mes compliments et de me croire. Votre très humble servante. »(Sani, 1985, I, p. 407, lettre 339)
Pour autant, celle-ci à conscience de la place symbolique lui étant attribuée « aimant mieux d’occuper la dernière place dans cette très illustre Académie que la cime du Parnasse » En effet, même si l’académie semble se rouvrir à la présence des artistes-femme, celui-ci est bien plus un faux semblant, puisqu’il intègre une artiste étrangère à la carrière européenne, qui de fait ne serait que peu ou pas présente au sein de l’institution. Ainsi, même si elle est effectivement reçue au sein de l’académie, elle est bien plus un membre fantôme, qui ne risquerait pas de remettre en cause la chasse-gardée masculine, désormais bien établie.
Qu’importent ces considérations genrées, Carriera Rosalba connut une postérité importante puisqu’elle popularisa la pratique du pastel en France, et dont son plus illustre suiveur s’incarne en Maurice Quentin de La Tour, qui alla jusqu’à abandonner la peinture à l’huile pour se consacrer exclusivement au pastel. Elle est, à elle seule, l’artiste femme la plus célèbre du XVIIIe en Europe, et dont la carrière et les enjeux que celle-ci représente ont défini un nombre de points importants pour l’historiographie de ces artistes femmes.
Margareta Haverman ; suite et fin d’une première très courte parenthèse.
Autre cas intéressant en ce début de siècle ; celui de l’artiste hollandaise de nature morte Margareta Haverman (1693-1765) qui fut reçue le 31 janvier 1722 en tant que « peintre de fleurs et de fruits » et qui serait presque aussitôt exclue de l’Académie en 1723.
L’une des principales hypothèses de cette exclusion est le fait que les académiciens n’aient pas cru au talent de l’artiste et qu’ils y aient vu une œuvre de son maître Van Huysum dans son morceau de réception. En effet, l’artiste partage un grand nombre de points communs avec son maître. Elle employait le même type de vase et le même dispositif de corniche en pierre à l’arrière-plan pour ses arrangements débordants de fleurs. Même si dans les deux seuls tableaux qui lui sont attribués, celle-ci affirme son individualité artistique en usant de sa signature. Ce second tableau intervient après une formation obligatoire dans un atelier de maître académicien, permettant d’apprécier un premier apprentissage. Une des raisons invoquées pour ce refus est qu’elle aurait voulu protéger les techniques et l’art de son maître, dont elle fut la seule élève.
L’autre hypothèse est qu’elle a dû arrêter sa carrière avec son mariage et ses maternités.


Marie Thérèse Reboul, le début d’une parenthèse enchantée ?

Après ces deux intrusions féminines dans le corps de l’Académie, celle-ci redevient un lieu d’entre-soi pour la gent masculine pendant trente-cinq ans.En effet, il faut attendre le 30 juillet de l’année 1757 pour que Marie-Thérèse Reboul soit élue membre de l’académie. Elle rejoint donc son futur époux Joseph-Marie Vien, grâce à l’intervention du comte de Caylus, son professeur dans l’académie.Celle-ci ne s’affranchit pas de la stricte hiérarchie des genres et se cantonna aux genres dits « inférieurs », par respect pour l’ami de son mari :
« Mme Vien qui avoit du talent dans la miniature n’osa jamais entreprendre de s’attacher à peindre des têtes, qui lui auroit pu valoir beaucoup d’argent, dans la crainte d’irriter M. de Caylus, qui vouloit absolument qu’elle ne fit que de l’histoire naturelle. » (Charles-Henry Cochin, Mémoire inédits de Charles-Nicolas Cochin sur le comte de Caylus, Bouchardon, les Slodtz, Paris, Baur, 1880)
Alexandre Roslin, Madame Marie-Thérèse Vien (1728-1805), née Reboul, 1757, huile, Paris, musée du Louvre © 2007 GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Gérard Blot
Elle se cantonne dès lors aux pratiques du pastels, de l’aquarelle, et de la gravure, et ne réalise que des natures mortes, ou des représentations documentaires.Ainsi son morceau de réception « Deux pigeons huppés qui se becquètent », représente avec précision et vraisemblance deux pigeons, au même plumage, dans une intimité, une conversation presque anthropomorphique. On devinerait presque une sorte de jeu amoureux dans ces deux becs qui se picorent. Ne pourrait-on pas aussi y voir une allégorie, du moins un clin d’œil au futur bonheur conjugal qui l’attend avec M. Vien, et à leur couple, qui dit on se prolongea jusque dans leur pratique artiste ?


Cette propension à ne faire que de l’histoire naturelle s’inscrit dans un renouveau intellectuel propre aux Lumières, avec cette volonté d’un savoir qui se veut encyclopédique. Ainsi, elle travaille dans un premier temps sur des projets de gravures visant à illustrer différents corpus d’histoire naturelle, telle l’Histoire naturelle du Sénégal : coquillages de Michel Adanson en 1757, mais aussi plusieurs ouvrages du comte de Caylus nommé Dissertation sur le Papyrus de 1758…
Elle s’inscrit aussi avec son mari, avec qui elle collabore activement, dans la redécouverte des antiquités, grâce à l’influence commune du comte de Caylus, notamment grâce aux fouilles de Pompéi et d’Herculanum, en créant divers registres de gravures reprenant cette nouvelle esthétique, comme avec Suite de Vases composée dans le goût de l’Antique, où le dessin est de Vien tandis que la gravure de de Mme Reboul. On peut toutefois noter que le partage de la tâche respecte cette différenciation genrée, où l’idée, la reconstruction de l’esprit est le fruit de l’homme, tandis que la femme ne s’occupe que de l’aspect technique, mécanique. Idée que nous avons déjà abordée dans l’article sur Sophie Chéron.
Vien Joseph-Marie et Vien Marie-Thérèse, suite de vases composée dans le Goût de l’Antique, dessinée par Joseph-Marie Vien, Professeur de l’Académie royale de peinture et de sculpture, gravés par Marie-Thérèse Reboul, sa femme, de la même académie, 1760, Chez Basan et Poignant, Paris, Paris, BNF, https://bibliotheque-numerique.inha.fr/idurl/1/48299
De même qu’à partir de 1756/57, année de leur mariage, on peut constater une augmentation de la figure féminine dans l’œuvre de Vien, avec une augmentation de la présence des motifs inspirés de l’antique ou des sciences naturelles, tels des fleurs ou des oiseaux. Celle-ci aurait posé à plusieurs reprises pour divers tableaux de son mari, comme il en est fait l’hypothèse pour la marchande d’amour. Elle aurait aussi participé, avec le comte de Caylus, au tournant néoclassique dont Vien est l’un des initiateurs. L’œuvre de Mme Reboul s’inscrit dans cette effervescence intellectuelle qui remet l’antique sur le devant de la scène, dans un « gout à la grecque ».

Ainsi, elle devient la première collaboratrice de son mari quand il devient directeur de l’Académie de France à Rome de 1775 à 1781. Il lui permet même de jouer un rôle administratif dans l’Académie, lors de sa convalescence en 1780, rôle lui étant normalement refusé en tant que femme. Même si celui-ci n’est qu’informel dans un premier temps. Ainsi, Marie-Thérèse Reboul s’intègre pleinement dans la logique de l’atelier de son mari Vien à l’Académie, tout en ayant réussi à se faire un nom propre avec une clientèle prestigieuse, comme la tsarine Catherine II. Cette reconnaissance qui l’a fait égaler celle de son mari peut se traduire par ces vers de M. de la Louptière, de l’académie des Arcades de Rome, et publiés dans le Mercure de France en janvier 1770 :
« Vers à Madame Vien, de l’académie royale de peinture. /Tandis que ton époux, par une touche fière, /Par les plus hardis monumens, /Signale sa vaste carriere, /Assise à ses côtés au temples des talens, /Tu répands d’une main légère /La richesse des ornemens ; /La riante nature à tes yeux se dévoile, /Tout plaît, tout s’embellit sous tes pinceaux mignons ; /Sous tes loix comme sur la toile /Tu sais fixer des papillons ; /Tu sais éterniser l’éclat des fleurs nouvelles, /Sous le secours de Flore, à loisir tu peux voir les plus fraîches & les plus belles /Chaque jour le modele est devant ton miroir. /Un fruit tenta le premier homme, /On sait à quel désir ses sens furent enclins, /J’en suis peut surpris si la pomme /Ressembloit aux fruits que tu peins. /Par M. de la Louptiere, de l’académie des Arcades de Rome »
Même si là encore, elle n’échappe pas aux attendues de genre sur sa peinture.
Bibliographie
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Le RAY Gisèle, La Rosalba: l’art du portrait au féminin, 12 novembre 2020, [en ligne], https://gallica.bnf.fr/accueil/fr/html/la-rosalba-lart-du-portrait-au-feminin
LE RAY Gisèle, les oubliées : Anne Strésor, Dorothée Massé et Catherine Perrot, 15 septembre 2020, [en ligne], https://gallica.bnf.fr/accueil/fr/html/les-oubliees-anne-stresor-dorothee-masse-et-catherine-perrot?mode=desktop
Martine Lacas, Des femmes peintres du XVe à l’aube du XIXe siècle, Paris, Seuil, 2015
Martine Lacas, Peintres femmes 1780-1830. Naissance d’un combat, cat. d’exp., Paris, musée du Luxembourg, 3 mars au 4 juillet 2021, Paris, édition de la réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2021
MEYER Hélène, Carriera Rosalba, 4 juillet 2019, [en ligne]https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Icones/Carriera-Rosalba
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JOCONDE, jeune fille tenant une couronne de Laurier, nymphe de la suite d’Apollon, [en ligne], https://collections.louvre.fr/en/ark:/53355/cl020007118
JOCONDE, deux pigeons sur une branche d’arbre, [en ligne ], https://collections.louvre.fr/en/ark:/53355/cl020210646
SALMON Xavier, Pastels du Musée du Louvre : XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Hazan, 2018
WEST Shearer, Rosalba Carriera, 2005, [en ligne] , https://siefar.org/dictionnaire/fr/Rosalba_Carriera